C’est dans son jardin perché sur les hauteurs d’une colline de Fanar, dans la banlieue de Beyrouth que nous retrouvons Charbel Samuel Aoun. L’artiste nous y accueille avec des manakiches libanais au zaatar puis s’en va cueillir des fleurs dans le jardin pour nous préparer un thé en accompagnement. Dans ce cadre idyllique où la nature se réveille, nous partageons ensemble une discussion dans un apaisement que nous aurons bien du mal à quitter.
L’artiste de l’architecture
Charbel Samuel Aoun est architecte de formation. Après avoir commencé à exercer en tant qu’architecte pendant quelques années, il abandonne rapidement le milieu et nous confie avoir senti l’urgence d’arrêter, car il « sentait sa conscience s’endormir et avait l’impression de faire des choses qui s’opposaient à sa logique».
À Beyrouth, l’urbanisme a connu un réel sursaut après la guerre. Nombreux sont les immeubles crevant le ciel qui ont remplacé les vieilles bâtisses en pierre, surgissant parfois sans égard pour les vestiges archéologiques tapis en dessous d’elles. Face aux nombreux promoteurs qui se partagent la capitale, quelques rares familles qui détenaient les joyaux architecturaux se sont battues pour les conserver et les protéger. C’est presque comme si les nouvelles constructions cherchaient à effacer la mémoire de la guerre partout où elle se laissait voir.
Selon Charbel, si plus de 50% du patrimoine architectural de Beyrouth a disparu, transformant la montagne verte en mont blanchâtre où le ciment pousse comme des orties, c’est aussi pour des raisons sociologiques. En effet, la construction rapportant beaucoup d’argent rapidement, beaucoup de propriétaires terriens ont sauté sur l’occasion pour vendre et s’enrichir. Le résultat le plus flagrant se trouve au centre-ville de Beyrouth où les architectes ont tenté de reproduire l’architecture d’un souk authentique en construisant un édifice qui n’a de « souk » que le nom.
Après avoir quitté la profession, Samuel se dirige alors vers des travaux davantage artistiques. Pour lui, l’architecture vise avant tout à créer une expérience sensorielle qui doit être au service de l’humain et non pas un outil du capitalisme. Ainsi, tout en n’exerçant plus en tant qu’architecte, Samuel Charbel reconstruit le monde avec des sculptures, peintures, installations et photographies qui capturent cette volonté de créer une synesthésie qui interroge la société dans laquelle nous vivons.
Reconstruire des expériences sensorielles
Samuel rentre dans le jardin artistique par la peinture, mais au fur et à mesure que sa démarche murit, il s’oriente de plus en plus vers la création d’environnements sensoriels. À l’image du jardin qu’il nous fait visiter ce jour-là, ses œuvres les plus récentes utilisent de multiples supports pour reconstituer une émotion et faire vivre une mémoire. Dans « Voice of the invisible », l’artiste crée une centrale téléphonique reliée à un ordinateur et une fois que les spectateurs décrochent les téléphones qui sonnent, ils écoutent les témoignages intimes de jeunes migrants syriens au Liban.
L’action de décrocher le téléphone et de le coller à sa joue crée d’emblée un rapport de proximité auquel l’auditeur ne peut échapper et le met face à une réalité humaine au lieu que cela soit un chiffre énumérant le nombre de victimes d’un conflit politique. L’influence de la crise syrienne au Liban, qui a accueilli plus d’un million de réfugiés depuis le début de la guerre, se retrouve aussi dans sa série de peintures « From the dust ». L’humanisation des faits objectifs est encore une fois au cœur de ce travail qui utilise la matière naturelle qu’est la poussière pour exprimer le mouvement qui déplace les populations de ce pays en écroulement et lui donner un visage réel.
Avec « Friendly Gas » l’expérience sensorielle s’étend également au sens olfactif puisque l’artiste joue sur le contraste entre un butane de gaz et l’odeur de musc qui s’en échappe pour inviter les spectateurs qataris à s’interroger sur les intérêts économiques et les traditions ancestrales.
Quelle que soit l’exposition auquel l’artiste libanais participe, son objectif est donc « d’engager le spectateur dans l’œuvre à travers tous ses sens ».
L’un de ses derniers travaux porte d’ailleurs sur un sujet encore tabou dans la région : les souffrances des femmes de ménage. « Whispering taps » transforme en effet le symbole des tuyaux de robinet en micro qui donne la parole aux nombreuses Éthiopiennes, Sri Lankaises et Philippines travaillant au Liban et ailleurs pour subvenir aux besoins de leurs familles.
Pour écouter leurs chuchotements, ils faut se baisser et tendre l’oreille. Reprenant littéralement le terme « humilité », venant d’humus, terre, Charbel Samuel Aoun invite à nouveau a une expérience sensorielle qui déconstruit les réflexes sociologiques de méfiance mutuelle entre les classes.
Il faut cultiver notre jardin
C’est plus que clair, toute la démarche de Charbel Samuel Aoun puise sa source dans la nature, s’en inspire, l’imite et l’interroge. Le combat de l’artiste est en effet de « participer à créer une réalité qui pourrait être une solution » en « montrant la souffrance du vécu » afin de « déconstruire pour reconstruire ». Le jardin de l’artiste fait justement partie de cette démarche. « c’est une sorte de paradis que j’ai voulu créer, une force qui ne bouge pas. Ce jardin est une vraie réalité qui grandit et change avec d’autres critères que les nôtres ». L’artiste passe beaucoup de temps dans cet espace où plus de cent cinquante arbres ont été plantés pas ses soins.
Alors que nous conversons avec l’artiste, la conclusion voltairienne de candide « il faut cultiver notre jardin », prend tout à coup tout son sens, aussi bien concrètement que métaphoriquement. C’est ce que Charbel Samuel Aoun s’est très tôt empressé de faire.
[tg_button href= »http://www.charbelsamuelaoun.com/ » color= »orange » bg_color= » » text_color= » »]Le site web de Charbel Samuel Aoun[/tg_button]