Sorti en 2012, lauréat du prix du meilleur réalisateur et du prix FIPRESCI au Festival International du Film d’Abu Dhabi, le film-documentaire de Safinez Bousbia revient sur une folle aventure partie de rien, ou presque.
Miroir, mon beau miroir !
Safinez est une architecte irlandaise. Native d’Alger de parents algériens, elle n’y a jamais vécu. Lors d’un voyage en 2003, elle entre dans une échoppe de la Casbah et fait la rencontre de Mohamed El Ferkioui, accordéoniste-miroitier à qui elle achète un miroir. S’en suit une conversation animée sur la jeunesse du vétéran alors chef d’orchestre du maitre El Hadj Mohamed El Anka (1907-1978), père fondateur de la musique chaabi. El Ferkioui lui montre des photos de classe jaunies, où il figure parmi ses camarades juifs et musulmans, tous élèves du «Cardinal» au conservatoire d’Alger. Le vieil homme les a perdu de vue depuis des décennies. Certains sont morts ou n’ont plus donné signe de vie quand d’autres ont quitté le pays à l’indépendance. Touchée par l’histoire de cet écorché vif, la jeune femme se lance le pari d’en retrouver les survivants. Entre Alger, Paris et Marseille, il lui faudra presque trois ans de recherches pour les réunir.
L’Orchestre El Gusto verra le jour par la suite sous la direction du fils d’El Anka, El Hadi Halo, qui apparait dans le documentaire. On y retrouve une quarantaine d’artistes. Rachid Berkani qui a cotoyé Farid El Atrache, Abdel Madjid Meskoud, Robert Castel (fils du grand Lili El Abassi), René Perez, Maurice el-Medioni, Mamad Haïder Benchaouch, Luc Cherki, Redha el-Djilali et Joseph Hadjaj ont répondu présent. L’ensemble signera un premier album reprenant les grands classiques du répertoire. De New York à Londres en passant par Oslo et Rabat, il jouera dans les salles de concert les plus prestigieuses du monde.
Mot espagnol, « El Gusto » est rentré dans le dialecte algérois pour signifier à la fois la bonne humeur et le goût de vivre. « El Anka », quant à lui, désigne le phénix, oiseau qui renait de ses centres. Quel projet ne réussit pas sous de telles augures ?
Le « Buena Vista Social Club » de la Casbah
Qualifié de Buena Vista Social Club algérois, en référence au film de Wim Wenders sur la musique cubaine, El Gusto raconte la coexistence, la séparation puis les retrouvailles de ces musiciens autour de leur passion pour le chaabi, cette musique qui « faisait oublier la misère, la faim et la soif ». A travers les témoignages et les extraits d’archives, le passé ressurgit d’un coup. Au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que la bourgeoisie indigène s’imprégnait de qasidates andalouses à l’opéra, le chaabi naissait dans les quartiers populaires de la Casbah.
Style underground d’abord, boudé par les puristes pour son éclectisme et son urbanité, il n’a pourtant pas tardé à devenir la voix et l’âme de la ville d’Alger. Issu des madih religieux, de la musique arabo- andalouse et des chants traditionnels kabyles, le chaabi était à l’image de la ville et de son métissage séculaire. En cela, il avait le mérite d’exprimer les habitudes algéroises dans leur pluralité. Musique des cafés maures, des coiffeurs de la médina, des dockers du port de pêche et des maisons closes, le chaabi chantait la vie et les déboires du peuple, dans une ville aux mains des Français depuis 1830. Musique au verbe raffiné et aux paroles profondes, elle se déclinait également en longs poèmes en hommage à Dieu et à ses prophètes, et se déclamait sur les terrasses de la Casbah pendant les soirées du mois de Ramadan. Musique résolument noble de par sa sagesse populaire, le chaabi s’écoutait tant dans les bars et fumoirs que dans les cérémonies de mariages et de circoncision (comme c’est encore le cas aujourd’hui).
Le silence de la guerre, une révolution musicale
Au lendemain du déclenchement de la guerre de libération nationale en novembre 1954, les orchestres se sont arrêtés de jouer en solidarité avec le FLN. A travers les personnages, le documentaire témoigne de l’engagement des artistes en faveur de l’indépendance du pays. Ainsi, le joueur de mandole Rabah Bernaoui, dont le bassin a été fracassé par l’armée française, est devenu handicapé depuis. A cet égard, le film reprend la mythique chanson d’El Anka, El Hamdulilah Mabqach isti3mar fi bladna (Dieu soit loué, le colonialisme n’est plus dans notre pays) composée pendant la guerre et que l’artiste chantera pour la première fois à l’indépendance, le 5 juillet 1962, à minuit. Retransmise à la télévision et à la radio, elle deviendra la référence musicale pour célébrer cette date. De la même manière, le film dépeint la douleur de l’exil des Juifs contraints de quitter l’Algérie pour la France, sur fond d’exactions de l’OAS et de l’ultimatum de la valise ou du cercueil. A ce propos, Robert Castel fait bien de rappeler que « Les Algériens n’ont jamais considéré les Juifs comme des colons ».
Thérapie de groupe judéo-arabe
A travers les différents portraits, El Gusto exprime une certaine amertume pour un passé qui ne reviendra plus. En effet, la cohabitation fraternelle des enfants de la Casbah a non seulement été pervertie par la colonisation, mais elle s’est même complètement brisée. En accordant la nationalité française aux Juifs d’Algérie tout en maintenant les populations musulmanes à un statut subalterne, le Décret Crémieux les a assimilés aux pieds-noirs, à travers des politiques de francisation, l’école républicaine et l’armée obligatoire. Cette inégalité de traitement marquera le début de la fracture entre les deux communautés. Le film, centré davantage sur les vécus humains, aurait gagné à évoquer ce contexte lourd de conséquences.
Cependant, s’il exprime la Nostal’gérie d’une ville cosmopolite, il veille à ne pas tomber dans un romantisme colonial. En réaffirmant la distinction entre colons européens et population juive installée en Algérie depuis des siècles, El Gusto redonne toute leur algérianité aux Juifs d’Algérie, que les guerres ont peu à peu extrait de leur pays et de leur culture locale. Parlant l’arabe, partageant les us et coutûmes algéroises, ils vivaient au pied de Jama3 lihoud littéralement – la mosquée des Juifs -, la Grande synagogue d’Alger. En effet, comme l’explique le jovial Mustapha Tahmi musiciens du film, alors que les Européens habitaient le « plat Alger » c’est à dire la ville coloniale aux immeubles haussmanniens, les juifs comme les musulmans se partagaient les collines la Casbah, dont ils tenaient la plupart des commerces et boutiques artisanales.
Alger, à fleur de peau
El Gusto, c’est également un long-métrage pudique où la réalisatrice a su s’effacer pour ressusciter une mélodieuse harmonie. Si le montage documentaire peut sembler assez classique, voire banal, il est rattrapé par de magnifiques travellings qui survolent la ville d’Alger et les sons familiers qui la ponctuent. Par ailleurs, au-delà de l’émotion, et bien que le film n’ait pas de prétention politique, il offre une tribune aux intervenants. Les artistes algériens expriment leur peine et leur impuissance face au délabrement de la Casbah (tristement perceptible à l’image) ainsi que le relogement de ses habitants en périphérie algéroise. Face à l’absence de politique volontariste pour la rénovation de ce patrimoine si essentiel, ils déplorent par la même occasion le statut éminemment précaire de l’artiste algérien, qualifié très justement de « bouffon du roi » par le fils d’El Anka. Ce manque de considération et de couverture sociale de ces papys du chaabi de leur vivant, puis les hommages officiels rendus à leur mort, est désespérant d’absurdité, et s’étend à tout le secteur culturel.
Face à ces traditions qui se perdent, Safinez Bousbia a aujourd’hui monté la Fondation El Gusto pour la préservation de cet art et de sa mémoire auprès des jeunes générations. Car si la musique adoucit les mœurs, le chaabi d’Alger leur rend tout leur honneur.