Au Liban, l’emploi de femmes à tout faire immigrées dans les foyers est pratique courante. Elles cuisinent, font le ménage, partent faire les courses, s’occupent des enfants, participent à la bonne tenue de la maison de leurs employeurs. Elles résident pour la plupart chez leur patron mais certaines d’entre elles ont fait le choix d’avoir leur propre logement et font des heures de ménage, à droite, à gauche. Outre leur emploi, ces femmes partagent toutes le fait d’être immigrées au Liban pour une durée plus ou moins longue, le temps de gagner à un peu d’argent à rapporter au pays natal. Selon les estimations, on dénombrerait 250 000 travailleuses domestiques immigrées au pays des cèdres, venant principalement d’Éthiopie, Bangladesh, Philippines et Sri Lanka. Onorient est parti à la rencontre de ces femmes pour enquêter sur leur vie très particulière et leurs expériences en tant que femme étrangère au Liban.
Roseline
Au cours de notre enquête au Liban, nous avons rencontré Roseline, travailleuse domestique immigrée depuis huit ans au Liban. Ayant passé beaucoup de temps à ses côtés, Onorient a tenté de retracer la vie de cette femme qui marqua notre séjour au pays des cèdres. Notre article s’appuie sur les propos de Roseline, pour lesquels il ne nous revient pas le droit de juger leur véracité. Il s’agit ici d’une histoire personnelle ne reflétant, évidemment pas, la situation de l’ensemble des travailleuses domestiques au Liban.
Roseline* est assise dans la cuisine de l’appartement que je loue à Beyrouth. Elle discute avec ma colocataire française. Autour d’une coupelle de houmous et d’une assiette de taboulé s’ajoutent les restes de maïs grillés du barbecue de la veille et une salade de tomates assaisonnée au citron. Nous sirotons une infusion au miel et à la camomille. Trois femmes bavardant et refaisant le monde, en somme, quoi de plus banal ? Deux françaises et une ivoirienne. Les premières sont des étrangères au Liban, de nouvelles arrivantes, de passage le temps d’un stage ou d’un projet d’étude. La troisième est, elle aussi, étrangère au pays des cèdres, et venue pour travailler. Elle aussi est de passage au Liban, on le lui a bien fait comprendre, mais la période est beaucoup plus longue. Ce sont huit années que Roseline a passé au Liban.
De la Côte d’Ivoire au Liban
A Abidjan, Roseline tenait une boutique d’accessoires de mode et bijoux lui rapportant quelques sous. Le salaire n’était pas très élevé et elle eut donc l’idée de partir pour développer son commerce à l’étranger. Un homme lui proposa d’aller à Londres, elle remplit tous les papiers qu’on lui demandait, versa les sommes d’argent requises, et clôt sa vie en Côte d’Ivoire. Quand elle arriva à l’aéroport d’Abidjan et reçu son visa, un simple regard lui permit de constater qu’il était écrit en arabe. L’homme s’excusa, bien consciencieusement, on peut l’imaginer, de l’imprévu qui était arrivé et informa qu’elle devait aller au Liban pour un mois avant de pouvoir rejoindre l’Angleterre. S’étant préparée psychologiquement à partir, Roseline ne fit pas marche arrière et monta alors dans l’avion direction Beyrouth.
Au Liban, la famille chez qui elle allait vivre, l’accueillit à l’aéroport. Très vite, Roseline s’enquit de demander quel travail elle allait devoir exercer durant ce mois à passer au Liban. On lui répondit qu’elle était travailleuse domestique. Elle les interrogea, « pour combien de temps ? ». La famille précisa que le contrat était signé pour trois ans. Il n’y aurait pas de vie à Londres.
Vivre au sein du foyer libanais, une expérience liberticide pour Roseline
Sans possibilité de sortir seule de la maison, ni d’avoir des jours de congés, la seule concession qu’on lui faisait était le maigre salaire de 150 dollars perçu mensuellement après l’avoir réclamé. Lorsqu’elle demandait à sortir dehors seule, ses employeurs lui racontaient qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes africaines au Liban et que, dans tous les cas, celles à l’extérieur se prostituaient. Roseline restait donc dans la maison, à travailler trop et à dormir sur une couverture, en guise de matelas, dans la cuisine. Gagnant peu à peu de l’assurance face à ses patrons, elle réclama à dormir dans le salon : « Dans mon pays natal, on ne dort pas dans la cuisine. » Elle obtint une réponse positive à sa demande mais essuya un refus quand elle tenta d’obtenir un matelas digne de ce nom.
A la maison, elle faisait tout, la femme de ménage, la cuisinière, la nounou, la serveuse, mais, « le pire, c’était l’enfermement » précise-t-elle. Quand elle était au jardin et que Madame quittait la maison, Roseline devait revenir à l’intérieur pour être enfermée à clé jusqu’à temps que ses patrons soient de retour. Elle raconte qu’un jour, accompagnant Madame pour faire une course, elle vit un petit chien des rues se faire mettre en cage. Elle pleura. « C’est seulement quand on te retire ta liberté que tu réalises ce qu’être libre veut dire. » En captivité, ce sont ses prières, dit-elle, qui l’aidèrent à résister.
Au fur et à mesure des mois qui s’écoulaient, Roseline réalisait qu’elle n’était pas la seule femme africaine au Liban. Depuis la fenêtre, elle pouvait apercevoir d’autres travailleuses domestiques qui marchaient seules dans la rue, prenaient le bus.
Envisager un départ, seule solution pour Roseline
A l’occasion d’un dîner chez une amie, Madame amena Roseline pour aider la travailleuse domestique de l’hôte du soir, en cuisine. Avant de partir, les consignes habituelles furent énoncées : « Ne parle pas aux autres femmes africaines qui travailleront avec toi. Reste dans ton coin à cuisiner et faire la vaisselle. » Pour conclure ses instructions, Madame termina : « Ne discute pas avec elles sinon elles voudront fuir leur patronne. » Ce sont ces trois derniers mots qui résonnèrent dans la tête de Roseline ; « En disant cela, c’est ma patronne qui m’a donné l’idée de fuir. »
Faisant part à ses employeurs de son désir de partir et retourner dans son pays, Roseline se heurta à l’incrédulité des premiers. « Je t’ai achetée, tu ne peux pas partir, tu dois m’obéir. », c’est l’argument qu’on lui exposa. Roseline s’enferma alors pendant deux jours, sans sortir, dans la salle de bain de la maison. Après ce malheureux épisode, Roseline et sa patronne allèrent au « bureau » (l’agence de recrutement des travailleuses domestiques). A force de discussions portant surtout sur des considérations financières, Roseline réussit à quitter ses premiers employeurs au bout d’un an et demi. Cependant, au-même moment, la guerre éclatait dans son pays, et elle ne prit pas le risque de rentrer en Côte d’Ivoire.
Elle fut alors embauchée par un autre bureau, résidait dans un centre rattaché à l’agence libanaise et travaillait tous les jours chez une femme. Les conditions de travail et de vie étant très difficiles, elle quitta à nouveau et continua sa vie au Liban, « dehors », c’est-à-dire en faisant des ménages à l’heure et en ayant son propre logement.
« C’est le Liban qui a forgé la forte personnalité que j’ai aujourd’hui »
Roseline, la femme stoïque et pleine d’assurance que je connaissais depuis quelques temps, perdait sa confiance à mesure qu’elle racontait son départ de la Côte d’Ivoire. Son corps semblait frêle et sans défense, comme si elle revivait la situation désespérée dans laquelle elle s’était retrouvée lors de ses premières années au Liban.
C’est le Liban qui a forgé la forte personnalité que j’ai aujourd’hui. En arrivant, j’étais ignorante, je ne savais pas, je me soumettais.
Aujourd’hui, Roseline affiche sa personnalité devant ses employeurs. Le « oui Madame », formule classique de la travailleuse domestique à son employeur, ne sort de sa bouche seulement quand la patronne a atteint un âge mûr, sinon, Roseline nomme ses employeurs par leur prénom. Lorsque les personnes chez qui elle travaille quelques heures par semaine lui demandent si elle accepterait de venir habiter avec eux, c’est un « non » catégorique, vibrant de liberté, qui leur est retourné.
Les travailleuses domestiques immigrées au « dehors », une situation précaire
Cette liberté apparente est cependant bien fragile. En effet, les travailleuses domestiques arrivent, travaillent et résident au Liban grâce au parrainage légal de leur employeur. Il s’agit là du système de la kafala. La situation juridique de la femme immigrée est étroitement liée à son kafeel (parrain) qui lui assure la régularité de son permis de résidence et permis de travail au Liban. Ainsi, dès que Roseline a quitté son deuxième contrat de travail, elle s’est retrouvée sans kafeel et donc son permis de travail, mais surtout, sans droit de rester vivre au Liban. Vivant dans l’illégalité et dans la peur de se faire contrôler par les autorités, cette situation est malheureusement très commune chez les femmes immigrées au Liban. Roseline en a fait l’expérience pendant six ans jusqu’à obtenir le statut de demandeur d’asile auprès de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.
Rangeant les placards de sa kitchenette, elle sort des sacs de zaarta (thym en poudre avec des graines de sésame), des graines de courge, des épices locales, des friandises libanaises. « Ce sont les aliments libanais que je vais ramener en Côte d’Ivoire », explique-t-elle, comme si le départ était imminent. Après huit ans sans avoir remis les pieds en Côte d’Ivoire, ni revu sa famille, Roseline espère quitter le Liban d’ici deux ans. A l’aéroport de Beyrouth, elle devra payer, en plus de son billet d’avion, les pénalités imposées suite à ses années d’illégalité passées au Liban. Pour chaque année, la somme de 450 dollars américains devra être versée. Pour le moment, Roseline économise pour le prix élevé de son départ.
L’expérience de la migration : entre immersion totale dans la société libanaise et intégration nulle
C’est une expérience de la migration particulière que vivent ces femmes travailleuses domestiques. D’un côté, elles sont plongées dans l’intimité des foyers libanais, observatrices des modes de vie, et actrices au sein des structures familiales. Elles connaissent les pratiques et les manières de penser par cœur, en vivant au quotidien dans la famille libanaise. Des recettes de cuisine traditionnelles libanaises à la place de la religion dans la famille, ces femmes sont immergées et doivent apprendre les coutumes libanaises coûte que coûte. Cependant, malgré cette immersion totale, l’intégration est nulle et semble impossible.
Dans sa vie quotidienne au Liban, Roseline est une travailleuse domestique immigrée transportant sur son dos tout le lot de discrimination, racisme et préjugés y étant rattaché. Il faut alors faire avec et continuer à vivre pendant huit ans dans un pays hôte. Partout dans les rues, les magasins, Roseline garde son assurance, son dynamisme. Son caractère lui vaut aussi bien l’incrédulité de certains Libanais lorsqu’ils constatent sa répartie, que la sympathie de ceux admirant son déterminisme. Détournant souvent les propos racistes avec une pointe d’humour, ses répliques sont subtiles et piquantes. Marchant sur le trottoir, un homme l’aborda en lui demandant : « Tu prends combien ? » L’air sérieux Roseline répondit : « 2 000 dollars »
- Walla?! (quoi ?!)
- Et oui, il faut payer très cher pour m’avoir !
Elle nous précise que les femmes immigrées se prostituant au Liban étaient payées entre 10 et 20 dollars la prestation. Riant aujourd’hui de la scène, la récurrence de ce genre de situations, du racisme, et la vie professionnelle difficile, poussèrent Roseline à penser, quelques années plus tôt, à embarquer dans un bateau de fortune pour traverser la Méditerranée. Les procédures avaient été entamées, la jeune femme était décidée. Au dernier moment, le départ fut annulé. Avec du recul, Roseline se réjouit de ne pas avoir risqué sa vie en mer et d’avoir évité le périple des migrants une fois arrivés sur le sol européen.
Vivre au sein des appartements des travailleuses domestiques, une expérience ancrée dans la précarité et l’instabilité
Restée de l’autre côté de la Méditerranée, Roseline vit dans un appartement loué par d’autres femmes domestiques, son logement reflète la situation des travailleuses faisant des ménages à l’heure. Dans un long couloir, quatre chambres se succèdent, huit femmes ivoiriennes et éthiopiennes y vivent. L’eau courante n’est pas assurée. Les locataires déambulent entre la cuisine, la salle de bain et les WC, le dos courbé sous le poids des lourds seaux d’eau. La flamme fébrile d’une bougie éclaire la pièce faisant office de salle de bain. Pas de douche, seulement un sol carrelé et des petites bassines pour se laver avec l’eau chauffée dans des marmites. Au cours de nos discussions, les femmes ivoiriennes, assises sur les lits, précisent « Notre situation pourrait être pire, on a un toit et à manger. »
S’étant connues après avoir aménagé, les femmes ivoiriennes partagent aujourd’hui leur repas en discutant jusqu’à l’heure du coucher. Elles s’entraident comme elles le peuvent même si des tensions apparaissent parfois, souvent dues à la promiscuité et au manque d’intimité auxquels elles sont confrontées.
Assurées du caractère provisoire de leur séjour au Liban, elles ont toutes envie de retourner au pays natal dans un futur plus ou moins lointain. Leur situation au pays des cèdres est instable, à la fois effrayante, cette instabilité leur permet aussi d’espérer que leur vie évolue dans un sens meilleur. Ainsi, alors que Roseline préparait son déménagement car son propriétaire lui avait demandé de quitter la chambre qu’elle louait ; sa colocataire, Marie fermait ses valises, elle repartait en Côte d’Ivoire.
L’excitation de Marie était grande à l’approche du départ, le sourire suspendu à ses lèvres. Quelques jours plus tard, Roseline accompagna son amie à l’aéroport. Peut-être que l’envie d’être à la place de Marie l’anima mais, Roseline le sait, un jour, elle rentrera. Ayant vu ses amies venir puis repartir, la seule incertitude présente est de savoir quand viendra son tour de quitter la Méditerranée.
(*) A la demande de la personne interrogée et pour des raisons de confidentialité, le prénom a été changé.