Un dimanche à Beyrouth
Au Liban, l’emploi de femmes à tout faire immigrées dans les foyers est pratique courante. Elles cuisinent, font le ménage, partent faire les courses, s’occupent des enfants, participent à la bonne tenue de la maison de leurs employeurs. Elles résident pour la plupart chez leur patron mais certaines d’entre elles ont fait le choix d’avoir leur propre logement et font des heures de ménage, à droite, à gauche.
Outre leur emploi, ces femmes partagent toutes le fait d’être immigrées au Liban pour une durée plus ou moins longue, le temps de gagner à un peu d’argent à rapporter au pays natal. Selon les estimations, on dénombrerait 250 000 travailleuses domestiques immigrées au pays des cèdres, venant principalement d’Éthiopie, Bangladesh, Philippines et Sri Lanka. Onorient est parti à la rencontre de ces femmes pour enquêter sur leur vie très particulière et leurs expériences en tant que femme étrangère au Liban.
Le dimanche s’apparente à une bulle d’oxygène ; jour de repos, de sociabilités, d’achats, de féminité, et de vie, en dehors des belles maisons libanaises où elles travaillent. Unique jour de weekend si congé hebdomadaire il y a, le dimanche à Beyrouth ressemble à une joyeuse fête, une journée où les activités s’enchainent dans un temps flottant. Le dimanche, les heures ne se comptent pas, un voile de légèreté recouvre les rues de la capitale libanaise.
Dans la semaine, le tablier de travail sur le dos assigne directement à ces femmes l’étiquette de travailleuse domestique immigrée. Promenant le chien des employeurs, déambulant dans les rayons du supermarché, portant des sacs de course dans la rue, le rôle social de ces femmes au Liban se cantonne à leur profession à laquelle elles devraient être entièrement dévouées.
Le dimanche, enfin, elles peuvent gommer le masque recouvrant leur visage de femme et se dévoiler hors de leur profession. Quand elles le peuvent, elles quittent alors leur lieu de travail qui est en même temps leur endroit de résidence, pour passer l’entière journée dehors. Numériquement plus nombreuses le dimanche, dans les rues de la capitale libanaise, leur visibilité dans l’espace public s’accroît. Elles vivent, tout simplement, comme n’importe quelle autre femme le ferait. En apparence, tout cela n’a rien de très extraordinaire. Pourtant, en se montrant ainsi, en tant que femme et non comme travailleuse domestique, elles revendiquent implicitement leur humanité.
Une féminité poussée et assumée comme mode d’expression
Matinales à force de réveils aux aurores, ces femmes sortent dès 9 heures dans les rues de Beyrouth. Dans leurs chambres souvent vétustes, le moment de la mise en beauté, la mise en plis, du choix des vêtements est savouré par ces femmes qui passent leurs semaines à s’occuper des autres avant de prendre soin d’elles. Les habits leur permettent de retrouver une identité, une particularité, effacées par le bleu de travail. Entre mode d’expression et outil de revendication de leur féminité, le style vestimentaire dominical est donc généralement travaillé.
Au dehors, leurs vêtements colorés frappent les yeux des passants. Les femmes éthiopiennes recouvrent leur tête et épaules d’un voile blanc transparent. Pour les autres, robes seyantes, chaussures recouvertes de paillettes, cheveux tressés ou lissés, visage encadré par de grandes boucles d’oreilles créoles et corps enjolivé de bijoux, leur féminité est poussée et assumée. Des photos de groupe ou individuelles sont ensuite prises, sourire aux lèvres, et envoyées à la famille restée au pays natal.
Un investissement de l’espace public libanais
Au fur et à mesure de la journée, des petits bouts de Côte d’Ivoire, de Madagascar, d’Ethiopie, de Philippines, de Sri Lanka se reconstituent doucement à Beyrouth. Le salon de coiffure de Dona, ancienne travailleuse domestique aujourd’hui reconvertie après s’être mariée à un Libanais, ne désemplit pas le dimanche. Elle coiffe tour à tour les cheveux des femmes éthiopiennes entre les murs du petit salon coloré. Le Liban s’efface dans l’ambiance éthiopienne.
Loin d’être une exception, ce type de commerce s’est développé à partir des années 1990 sur certaines places de la capitale libanaise, dû à la présence croissante de travailleurs migrants non arabes. Asaf Dahdah, géographe et chercheur au CNRS, parle alors de « dispositif de commerce ethnique » pour désigner une « activité commerciale, développée par des entrepreneurs autochtones et/ou étrangers, qui vise une ou plusieurs populations étrangères ».
A Dawra, le quartier de la banlieue beyrouthine s’est transformé en véritable centralité migratoire du fait de ses nombreuses boutiques africaines et asiatiques se succédant les unes aux autres. Le cosmopolitisme de Dawra est encore plus vibrant le dimanche. Les femmes immigrées se retrouvent en groupe pour déambuler dans les rues animées. Ayant pour la plupart appris l’arabe au Liban, elles échangent dans cette langue lorsque les différentes nationalités se rencontrent. C’est un véritable carrefour des cultures qui se tient à ciel ouvert. Alors que le statut des travailleurs migrants au Liban les empêche en principe de s’enraciner au pays des cèdres, cet investissement et visibilité dans l’espace public libanais s’apparente à une victoire pacifique.
A la fois très international, Dawra est en même temps l’endroit où les identités, les origines de ces femmes apparaissent plus clairement. Quand elles se rendent dans les magasins vendant les produits de leur pays, ce sont les particularismes nationaux qui émergent. A Dawra, ce mélange entre identité locale et appartenance plus large à la communauté des femmes domestiques immigrées, est saisissant.
La quête d’une vie normale au Liban
N’importe quelle personne se promenant dans les rues de Dawra le dimanche constatera aussi la volonté de ces femmes de mener une vie normale. Flânant, riant, chantant, dansant, rien ne semble, dans leurs comportements, les distinguer du reste de la population du Liban. Pourtant, compte tenu de leurs situations financière, juridique, professionnelle, et résidentielle précaires, toute quête de vie normale relève en réalité de la résistance symbolique.
Jeanne, employée domestique depuis plus de vingt ans et originaire de Madagascar nous confie la réponse systématique de ses employeurs lorsqu’elle leur demande quelques sous : « Jeanne, pourquoi veux-tu 10 dollars ? As-tu besoin de quelque chose ? Je peux t’acheter ce que tu veux. Tu veux acheter du shampoing avec les 10 dollars ? » Le fait de pouvoir aller à Dawra et s’acheter ce qu’elle souhaite avec son billet de 10 dollars, revêt le caractère d’un affranchissement du patron. Des actes tout à fait anodins, sont en réalité empreints d’un désir d’autonomisation, après une semaine d’infantilisation au travail.
Chaque dimanche, la quête d’une vie normale est réaffirmée mais elle se heurte sans cesse aux origines étrangères de ces femmes. En effet, l’étiquette de femme à tout faire immigrée leur est systématiquement renvoyée aussi bien par les Libanais que par les autres femmes immigrées. Outre la couleur de peau, qui reste un critère malheureusement déterminant dans l’attribution de cette étiquette, les lieux qu’elles fréquentent, les magasins où elles achètent leurs vêtements, participent à la catégorisation de ces femmes. Ayant sans doute intégré inconsciemment que certains lieux étaient fréquentés par des Libanais uniquement, ces femmes ne s’y rendent pas, tout comme peu de Libanais vont à Dawra. C’est donc dans le Liban des personnes immigrées, orné de sonorités et couleurs africaines et asiatiques mais empreint d’une violence symbolique, que ces femmes passent leurs dimanches.
Outre la violence symbolique, la vulnérabilité des femmes immigrées dévoilée
Passer un dimanche dans les rues de Dawra, c’est aussi constater des absences, notamment celle des femmes bangladeshies et sri-lankaises, pourtant nombreuses à travailler au Liban. Alors, certes, les femmes bangladeshies résident généralement dans les zones musulmanes du Sud et du Nord Liban, mais cela n’explique que très peu leur faible présence à Dawra. Il faut alors prendre en compte d’autres facteurs, au risque de stéréotyper le comportement de ces femmes. Dans la communauté bangladeshie, le dimanche n’est que très peu synonyme de jour de congé. Soit ces femmes n’ont pas de jour de repos, soit elles profitent de cette journée libre pour faire des ménages à l’heure, bien mieux rémunérés, et arrondir leur fin de mois.
En effet, nous ne pouvons négliger la contrainte financière pesant sur ces femmes qui gagnent généralement moins de 450 dollars américains par mois. A Dawra, la frontière entre joie du dimanche et renvoi à la précarité, à la vulnérabilité est fine. Les hauts talons rouges, les robes courtes et les décolletés plongeants sont parfois synonymes d’une triste réalité plus que d’une féminité revendiquée. Les incitations à la prostitution s’immiscent lorsque l’homme demande « combien elle prend », qu’il fait des clins d’œil insistants, espérant pouvoir négocier le prix dans une cage d’escalier. Outre les décisions individuelles de femmes démunies, l’existence de réseaux entiers alimente la prostitution de ces femmes immigrées. Sur ces organisateurs de la prostitution, un tabou plane, même les ONG locales n’arrivent pas à avoir de prise sur ce problème parmi les nombreux autres auxquels sont confrontées les travailleuses domestiques au Liban.
Dans le cadre de notre enquête, la prostitution a pu être évoquée avec ces femmes lorsqu’elles relatèrent les propositions qu’on leur faisait dans la rue, dans les taxis, où on leur demandait des services en nature au lieu de payer la course. Une fois, une femme ivoirienne nous raconta comment son ancienne colocataire était tombée dans un réseau de prostitution dans l’espoir d’obtenir des faux papiers. Prise dans ces mauvais filets, la jeune femme avait dû, en plus des services sexuels rendus, verser d’importantes sommes d’argent avant de récupérer un faux permis de travail, ne ressemblant en rien à l’original. A part cette histoire contée dans l’intimité d’un appartement autour de fruits à grignoter, la prostitution resta une affaire cachée dans notre enquête.
Reflet à la fois de vivacité, de joie, de nostalgie, d’exotisme, les dimanches passés en extérieur sont aussi vecteurs d’une violence inhérente à la condition des femmes à tout faire immigrées au Liban. Les préjugés, la précarité, les revendications identitaires sont sous-jacents à ce décor cosmopolite beyrouthin. Face à cette violence, la religion se constitue alors comme un refuge, un espace de solidarités où les femmes immigrées espèrent trouver du réconfort.