Scénographe pour le cinéma et le théâtre marocain, Badria El Hassani a signé la direction artistique de la trilogie de Nour-Eddine Lakhmari, dont le dernier volet, Burn Out, est à l’affiche au Maroc. Rencontre avec une femme qui inspire.
Pour commencer avec votre parcours, comment êtes-vous entrée dans le cinéma marocain ?
Une fois lauréate de l’ISADAC en 1995, j’ai commencé à travailler avec des troupes de théâtre. L’activité culturelle était intéressante au Maroc. Je faisais la scénographie et je jouais en même temps. J’ai choisi la scénographie car j’étais un peu timide pour m’imposer comme comédienne, pour choisir les projets et me présenter à des castings ; je préférais le travail manuel. J’ai ensuite co-fondé une troupe de théâtre à Meknès, avant de me rendre à Biarritz pour une résidence artistique de plusieurs mois.
En rentrant au Maroc, j’ai été appelée pour différents projets pour le cinéma et la télévision. Mon premier projet de long-métrage fut Casanegra en 2008, le second long-métrage de Nour-Eddine Lakhmari. Je me plais au cinéma depuis. Cette année, j’ai travaillé sur le dernier long-métrage de Souheil Benbarka, un film d’époque qui se déroule entre l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, le Maroc et la Syrie au début du XIXe siècle.
Avec Lakhmari, la collaboration a ensuite été poursuivie…
Nour-Eddine travaillait sur une trilogie dont le personnage principal est la ville de Casablanca, une trilogie sur l’amour, la rédemption, la prostitution et le contraste social dans une grande ville. Il voulait parler de la Casa noire, celle qu’on ne voit pas ou celle qu’on ne veut pas voir. J’ai ainsi travaillé avec lui pour ses trois films qui ont la particularité d’être tournés de nuit. C’est un parti pris esthétique et cela simplifie le travail pour les scènes extérieures.
En tant que directrice artistique, mon travail consiste à comprendre ce que le réalisateur a en tête, à m’en rapprocher, et à l’accompagner dans cette recherche en allant au delà de ce qui est écrit sur le scénario.
Pour la 19e édition du Festival national du théâtre à Tétouan, vous avez reçu, début décembre, le prix des costumes pour « Solo », du metteur en scène Mohammed El Hor. Préférez-vous travailler les costumes au théâtre aujourd’hui ?
Avec la scénographie au théâtre, il m’arrivait d’être déçue car il y a fréquemment un écart important entre la conception et la réalisation. J’ai besoin de travailler dans de bonnes conditions et avec professionnalisme pour m’épanouir. Quand il n’y a pas d’argent et que les subventions arrivent au dernier moment, on ne peut pas créer. L’envie toute seule ne sert à rien et se transforme en frustration. Pour les costumes, je fais des croquis, je cherche des tissus et je travaille ensuite avec une couturière : j’en ressens plus de satisfaction.
Quel est votre avis sur le théâtre marocain contemporain ?
Il y a de plus en plus de jeunes formés dans les instituts d’arts dramatiques, de troupes et de festivals, mais je pense que les représentations manquent encore de profondeur, d’un vrai travail de théâtre, d’un travail sur le corps. Il y a une quasi-absence de texte dramatique marocain, même si un intérêt émerge depuis quelques années. Dans une troupe de théâtre, chacun à un rôle précis : comédien, metteur en scène, scénographe,… et chacun doit savoir pourquoi il a choisi de faire tel projet ; et cela, avant même de commencer les répétitions et la recherche. Sinon, on ne peut pas parler de théâtre. On crée parce qu’on a besoin de partager une idée, une pensée, une sensation, des émotions. Ensuite, il faut aller ensemble jusqu’au bout de son idée et dépasser le non-dit. Je pense que le créateur ne vient pas avec des solutions, mais exprime un questionnement, le partage avec son public… afin d’arriver à une prise de conscience et à un changement.
Au Maroc, il y a encore beaucoup de censure et d’autocensure. Le théâtre est vu comme un passe temps, une distraction de luxe… Peu nombreux sont ceux qui croient aux métiers de comédien et de scénographe. Ils ont raison quelque part car l’Etat ne fait rien pour développer ce domaine. Le ministère de la culture subventionne quelques initiatives mais il faut que d’autres organismes interviennent pour encourager la création et qu’un véritable travail soit fait auprès des publics.
À propos de festival, qu’avez-vous pensé du Festival International des Écoles Supérieurs d’Arts Dramatiques (FIESAD) la semaine dernière à Rabat ?
Ce festival a la spécificité de faire place à des lauréats d’instituts de théâtre, à de jeunes troupes marocaines et étrangères, et c’est ce dont on a besoin pour être stimulés (ndlr : Espagne, Maroc, Côte d’Ivoire, Allemagne, Mexique, Bénin, Danemark, Norvège, Italie). Je suis contente et gourmande d’y assister. Le spectacle « Wood prison » des Italiens m’a beaucoup plu, je l’avais déjà vu à Tanger dernièrement (ndrl : festival international du théâtre universitaire de Tanger). J’aime voir des jeunes et découvrir le créateur au début de sa carrière, le voir quand il est dans la recherche, quand il se met en doute. Je suis friande de cette recherche, friande de cette fraîcheur de création.
Vous enseignez l’histoire des espaces scéniques à l’ISADAC, que voulez-vous faire passer à vos étudiants ?
Je pense que tous les étudiants possèdent cette fraîcheur, mais celle-ci peut être cachée par des couches. Comment voir, critiquer, savoir regarder ? Les jeunes doivent être orientés pour développer un sens critique. J’ai une responsabilité et un engagement : aider ces jeunes à réfléchir et à regarder. En tant que marocaine, j’ai envie de discuter, d’échanger après une représentation théâtrale ou une projection filmique. Or, pour critiquer, il faut un certain bagage.
Que faites-vous entre deux projets de cinéma ou de théâtre ?
J’aime me ressourcer avec la peinture et la gravure, je participe chaque année au Moussem culturel d’Asilah, ma ville natale. J’ai besoin d’avoir ma main dans la matière pour me sentir présente.
Au Moussem culturel, vous vous engagez de diverses manières : peinture, gravure, street art…
Je suis une fille du festival d’Assilah : enfant, je suivais les ateliers de peinture, j’y ai appris à bouger la main avec un crayon, un pinceau, une brosse, à aimer les couleurs et les formes et à m’amuser avec. Plus tard, j’ai été intervenante auprès des enfants et je participe désormais à des ateliers de gravure avec des artistes du Maroc, de France et d’Amérique latine.
Cette année, j’ai coordonné un atelier pour repeindre les rues d’un quartier à l’extérieur de l’ancienne médina, avec une vingtaine d’enfants âgés de trois à douze ans.
La gravure a été une découverte. Je m’y suis intéressée car elle me rappelait les films asiatiques ; j’ai toujours été impressionnée par les estampes japonaises. Je voulais découvrir cet art qui a su garder une place. Il y a de longues étapes techniques à suivre et l’on n’est jamais sur de ce qui va sortir. Ce n’est pas un art plat comme on pourrait l’imaginer, c’est un art mouvementé qui contient une certaine douceur. Il faut être discret, patient et calme : trois jours de travail sans visibilité sont parfois nécessaire pour lisser une plaque.
Pour ce travail de gravure, vous réfléchissiez au corps de la femme…
Je voulais travailler sur la femme et le kitsch. Je m’intéressais aux stéréotypes sur la femme marocaine : une belle apparence, un beau visage, mais une femme qui ne parle pas – comme une poupée ou une marionnette. A Asilah, nous étions entourés d’arbres et je m’en suis inspirée.
Je ne me sens pas féministe, je réfléchis en tant que femme dans l’univers où je me trouve.
La femme souffre beaucoup dans mon pays ; l’homme et la femme en fait, mais je suis une femme alors je parle de ma catégorie.
Dans cet univers, qu’est-ce qui a, selon vous, permis votre construction artistique ?
Aujourd’hui, il y a toujours plus de tabous ; la technologie se développe, les tabous aussi. La société nous indique qu’il faut étudier, travailler, avoir un appartement, une famille : elle te case. Ma famille m’a toujours appuyée lorsque j’ai entrepris mes études de théâtre. Mon frère, aujourd’hui instituteur, me donnait souvent des livres. La curiosité et le plaisir des arts furent un moteur. Au nord du Maroc, à Asilah particulièrement, il y a une ouverture d’esprit que je n’ai pas retrouvé en arrivant à Rabat. Étudiante à l’ISADAC, j’ai commencé à mieux me connaître, à me remettre en question ; j’avais le rêve de jouer dans un grand théâtre. J’ai ensuite rencontré des obstacles et j’ai compris qu’il fallait planter des graines, être patiente et suivre sa voix intérieure. Aujourd’hui, je diversifie ma pratique et j’ai à cœur de partager ce que j’ai eu la chance de découvrir.
Quels sont vos projets à venir ?
Je jouerai bientôt un rôle au théâtre, car l’envie de remonter sur scène me stimule particulièrement. Je participerai également à une résidence artistique à Madrid, je suis animée par ces différents projets, je m’engage et je veux être sincère dans ce que je fais.