Après avoir été au fait de l’actualité des futurismes arabes de ces dernières semaines dans un premier article, il nous a paru essentiel d’étudier plus sérieusement le phénomène Arabfuturism/s dans le champ artistique. Mis en place par des acteurs divers dans le monde entier (artistes, auteurs, commissaire d’exposition, curateurs, etc.), nous tâcherons de les présenter tels qu’ils nous sont apparus depuis ces dix dernières années.
S’il est difficile de dater précisément l’apparition du “futurisme’’ dans les mondes de l’art arabe au sens défini par le sociologue Howard Becker, ce phénomène est fortement lié aux conséquences de la mondialisation et aux différentes mutations qu’elle a engendré à la fin du XXème siècle. Ces dernières sont visibles autant dans la croissance, le développement des pays et de leurs échanges internationaux, qui jouent un rôle prépondérant dans les mondes de l’art. Les principaux centres artistiques de ces espaces sont des lieux entretenant une production culturelle et éditoriale autant en langue arabe qu’en anglais. Par conséquent, à la fin du XXème et au début du XXIème siècle, la ʿuruba – l’arabité culturelle – a pris un tournant, devenant de plus en plus visible tant dans le monde qu’au sein même des pays arabes. À l’échelle mondiale, les événements artistiques en lien avec la ʿuruba se multiplient et entrent en résonance : que ce soit dans les expositions, la reconnaissance et la mise en place de biennales, de festivals et d’institutions culturelles ou dans les échanges et la circulation des composants des mondes de l’art.
Un panarabisme 2.0 ?
Proche des « communautés imaginées » conceptualisées par Benedict Anderson dans son étude des nationalismes, l’espace géo-culturel arabe est tout autant « liquide » et ne peut prétendre à un projet encyclopédique dont la portée universelle le condamnerait à un essentialisme. Si les mondes de l’art sont aussi hétérogènes que les territoires composant l’aire géo-culturelle arabe, ils peuvent néanmoins donner lieu à des zones de rencontre qui méritent d’être analysées.
Le “futurisme arabe’’ en est une et permet de comprendre la complexité et la malléabilité de cette désignation culturelle. À partir d’une production artistique s’appropriant des codes précis, il est plus facile de constituer un corpus empreint d’une cohésion esthétique pour parler des différents pays et cultures de l’espace géo-culturel arabe. Il est nécessaire de préciser que l’emploi du terme “futurisme’’ ne fait pas référence au Futurisme en tant que mouvement artistique, mais comme système esthétique. En effet, les visions du futur anticipent un avenir tout en bousculant l’hégémonie des récits établis grâce à des codes et à une poétique pluridisciplinaires.
Dans le manifeste Towards a possible manifesto; proposing Arabfuturism/s de Sulaïman Majali , l’artiste nous fait comprendre que le futurisme arabe n’est pas déterminé par un groupe d’artistes spécifique mais comme un rassemblement idéologique. Cela n’empêche pas a contrario certains auteurs ou acteurs culturels de réunir des artistes motivés par le prisme d’une esthétique futuriste qui spécule sur des imaginaires alternatifs.
Quid de l’Arabfuturism
En effet, ces dernières années, quelques-uns ont été réunis sous l’appellation de futurisme arabe (Arabfuturism pour certains, Arab Futurism pour d’autres) : nous songeons à l’œuvre de Sophia al-Maria qui a développé le concept du Gulf Futurism avec la musicienne Fatima al Qadiri au début des années 2000 ; les différentes narrations proposées par Larissa Sansour depuis 2009 pour traiter de l’histoire et du territoire palestinien, utilisant des codes de la science-fiction afin d’aborder les conséquences et la fin possible de la colonisation israélienne ; les représentations mêlant mythes égyptiens et super-héros dans le travail de Khaled Hafez permet de problématiser le paysage égyptien contemporain à travers le voile des constructions identitaires et nationales des temps anciens et de la modernité jusqu’à nos jours ; la performance/installation/salon de science-fiction Future Friend/ships (2016- ) des deux artistes Jassem Hindi et Keith Hennessy, qui propose des « fictions arabes futures » pour aborder l’actualité des territoires concernés. Au-delà de ces œuvres, la curatrice Rachel Dedman a choisi de construire toute une problématique autour de la science-fiction arabe : depuis deux ans, elle élabore une plateforme curatoriale intitulée Halcyon réunissant des artistes et des écrivains du Mashreq et d’ailleurs (Mirna Bamieh, Tom Bogaert, Francis Brady, Darine Hotait, Muhammad Khudayyir, Lynn Kodeih, Mehreen Murtaza, Lea Najjar, Arjuna Neuman et Larissa Sansour). Ainsi, elle utilise les possibilités critiques de la science-fiction pour explorer des questions contemporaines concernant l’identité, l’histoire, la technologie, la représentation et le conflit.
D’autre part, nous pouvons inscrire des œuvres d’artistes qui intègrent les codes décrits plus haut sans forcément penser cette esthétique sur la totalité de leur production. Citons par exemple Ayman Baalbaki avec Helmet (2016) ; Joana Hadjithomas et Khalil Joreige avec Lebanese Rocket Society (2012) ; Maha Maamoun dans 2026 (2010) ; Marwa Arsanios dans Words as Silence Language as Rhymes (2012) ; Waseem Marzouki et sa série Platform (2014) ; Wael Shawky avec Al Araba al Madfuna (2012-16). Enfin, citons les expositions “Let’s Talk about the Weather’’ sous le commissariat de Nataša Petrešin-Bachelez et de Nora Razian qui abordent l’art et l’écologie dans son rapport avec le politique et la crise ; ou dans les discontinuités de la science-fiction avec “Out Of This World: Science Fiction But Not As You Know It’’ sous le commissariat de Yasmin Khan. Cette dernière a par ailleurs créé la plateforme Sindbad Sci-Fi, et supervisé en 2017 la partie arabe de l’exposition “Into the Unknown; A Journey Through Science Fiction’’ sous le commissariat de Patrick Gyger .
Un éventail de possibilités
Cependant, une disparité apparaît dans les expressions futuristes entre les artistes issus des diasporas, les expatriés et ceux vivant dans leur pays d’origine. Cette disparité est par exemple très forte dans le contexte palestinien où les réfugiés n’ont pas le droit au retour et jouent sur ses enjeux. Dans l’ensemble des pays étudiés, une explication possible réside de surcroît dans la façon dont les structures de pouvoir administrent des imaginaires collectifs qui favorisent la victimisation, la fixation nationaliste ou religieuse et les cognitions catastrophiques sans oublier la force des discours véhiculés par les grandes puissances mondiales. De plus, les pays du Mashreq, de la péninsule arabique et du Maghreb ont vécu de nombreux conflits depuis le début du XXIème siècle : nous pensons à la « guerre contre la terreur » administrée par George W. Bush en 2001 et à la guerre en Irak qui s’en est suivie ; la guerre des 33 jours au Liban en 2006 ; les contestations du « Printemps arabe » déclenchées en 2010, qui ont mené à des renversements de régime en Tunisie, en Égypte, en Libye et qui ont conduit à une guerre toujours en cours en Syrie ; sans oublier les divers traumas causés par les événements passés. Enfin, le statut biculturel de certains artistes expatriés ou issus des diasporas les incite à réfléchir sur leur arabité – tout comme le firent dans une certaine mesure les artistes afro-américains avec l’esthétique culturelle afrofuturiste.
Plus qu’une échappatoire, ces artistes proposent des alternatives à un présent paralysant. C’est l’avènement de nouveaux imaginaires comme outils de remise en question, de critique et de nouvelles narrations historiques. Ces codes s’inspirent de plusieurs genres mais ceux de l’anticipation et de la science-fiction – dont les formes d’expression inondèrent le médium littéraire puis cinématographique avant de conquérir l’art – sont les plus utilisés. Le genre de l’anticipation a pour particularité de s’inscrire dans le futur ; celui de la science-fiction explore toutes les temporalités, qu’il mette en avant l’uchronie, la dystopie, la contre-utopie ou le voyage dans le temps. Il peut toucher d’autres thématiques telles que la religion, ce qui lui permet d’associer le fantastique et la spiritualité au réalisme ; les sciences et la technologie en lien avec les évolutions des civilisations ; un déroulement de l’action sur Terre, dans l’univers mais aussi dans des mondes parallèles. Par conséquent, le genre de la science-fiction se définit généralement comme un regard critique sur le présent à travers le prisme de représentations imaginaires. S’il y a presque autant de définitions de la science-fiction qu’il peut y avoir d’auteurs, il est intéressant d’observer les influences des futuristes arabes, qui puisent autant dans le genre arabe que dans le reste du monde, attestant d’une historiographie complètement inédite dans les domaines de la littérature, du cinéma et, dans le cas qui nous intéresse, de l’histoire de l’art. Si les futurismes arabes s’insèrent dans ce champ en particulier, ce n’est que la partie immergée d’un objet qui mériterait une étude globale car la compréhension du “futurisme arabe’’ va de pair avec une maîtrise de ses origines, de ses dérivés tout en définissant l’arabité gravitant autour.
L’avenir incertain de l’Arabfuturism
Plus qu’un phénomène esthétique, nous devons appréhender ces différentes représentations du futur sans les enfermer de nouveau dans un concept. Arabfuturism, arab futurism ou futurisme arabe, qu’ils soient plurielles ou non, ne veulent pas dire grand chose. Même si elles se ressemblent, l’emploi de thématiques futuristes n’est pas le même dans les installations média de Larissa Sansour ou dans la peinture de Waseem Marzouki, et leur contexte d’apparition diffèrent subséquemment entre le concept du Gulf futurism et le casque d’Ayman Baalbaki par exemple. Dans un article récent, Perwana Nazif est allée à la rencontre de Larissa Sansour et de Sulaïman Majali pour leur demander ce qu’ils pensaient de l’Arabfuturism.
Le refus de Sansour de définir ou même d’être associée à l’Arabfuturism est exactement son droit, tout comme l’impossibilité de définir correctement le futurisme arabe lui-même. C’est quelque chose que Majali clarifie encore et encore: « Parce que définir c’est conquérir et que c’est une façon d’y faire face, de créer des versions ambiguës de soi-même, c’est l’acte politique le plus subversif que nous puissions faire. » (The Quietus)
L’avenir de l’Arabfuturism dépend par conséquent de cette subversion.
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