Arabfuturism(s) – un phénomène passé à la loupe 1/2

Depuis quelques semaines, des événements culturels dans le monde entier mettent en avant des thématiques futuristes associées à la culture arabe. Appelées le plus souvent Arabfuturism (ou Arab futurism/futurisme arabe – parfois au singulier ou au pluriel), ces visions du futur se rejoignent pour former un discours critique à l’égard d’un présent déconcertant et se développent au sein d’une création artistique pluridisciplinaire. Nous avons décidé de revenir sur certains de ces événements pour ensuite émettre des pistes historiographiques en lien avec le phénomène des futurismes arabes.

Sharjah (EAU)

Le 19 mars dernier, Daniel Blanga-Gubbay, un chercheur enseignant à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, a fait une conférence dans le cadre de la programmation culturelle du mois de mars de la Sharjah Art Foundation aux Émirats arabes unis. Sa présentation intitulée Dance under cover of a fictional rhythm (Danser à la faveur d’un rythme fictionnel) proposait de parcourir des clips vidéo YouTube pour évoquer l’exposition du collectif Mophradat dans le cadre de On Meeting Points 8, et sa série d’expositions Both Sides of the Curtain (les deux côtés du rideau) au Caire, à Beyrouth et à Bruxelles en 2017, sous le commissariat de Malak Helmy et Raimundas Malašauskas. Sa présentation avait pour objectif d’analyser l’emploi de la fiction et d’analyser son rapport avec le politique. C’est en partant d’institutions fictives, de stratégies d’hyper-camouflage, de travaux récents autour des futurismes arabes (Arabfuturism) et de l’afrofuturisme, qu’il propose de réfléchir sur la fiction comme un outil de révolte. Daniel Blanga-Gubbay est par ailleurs connu pour être l’instigateur de Aleppo.eu, un espace de recherche en philosophie politique collaborant avec des institutions culturelles.

Dance under cover of a fictional rhythm, Lecture performance de Daniel Blanga Gubbay (chercheur et curateur, Aleppo.eu), 2018. © Sharjah Art Foundation

Beyrouth (Liban)

Invitation au vernissage de l’exposition

Depuis le 11 avril, la fondation Dar el Nimer présente jusqu’au 6 juin prochain une exposition de Larissa Sansour autour de sa trilogie de science-fiction. Sci-Fi Trilogy réunit des travaux commencés il y a une dizaine d’années où s’opèrent une transformation esthétique dans la pratique artistique de Larissa Sansour lorsque elle adopta une grammaire science-fictionnelle. Ces éléments constitutifs offrent une alternative à l’apanage nostalgique qui pavent l’art contemporain arabe pour l’amorcer différemment par la spéculation qui est un des principes fondamentaux de la science-fiction. Avec A Space Exodus (Un exode spatial ; 2009), Larissa Sansour met en scène le premier astronaute palestinien (et femme) à marcher sur la Lune. Trois ans plus tard, elle réalise Nation Estate (Grande propriété d’une nation ; 2012) où elle propose une solution pour en finir avec la colonisation israélienne. En imaginant un gratte-ciel qui contiendrait toute la nation palestinienne, elle permet à tous les palestiniens de se réunir. Mais, au fur et à mesure du court film, le récit bascule pour devenir une dystopie où l’expansion du peuple ne pourrait se faire que verticalement, prise entre quatre murs. En 2015, Larissa Sansour et son partenaire Søren Lind réalisent In the Future they Ate From the Finest Porcelain (Dans le futur, ils mangèrent dans une porcelaine des plus raffinée ; 2015) dont le scénario joue une fois de plus sur ambiguïté des discours en abordant le combat des mythes fondateurs nationalistes d’un même territoire.

Durant une exposition à l’Institut Français de Ramallah, Middle East Eye s’entretient avec Larissa Sansour autour de l’évolution de sa démarche artistique :

Ça fait depuis beaucoup d’années que le monde est exposé à la question palestinienne. Les gens ont en assez et ont développés une sorte d’immunité vis à vis des images des Palestiniens. Ce sont généralement des images de destruction alors j’ai décidé d’utiliser la fiction et la science-fiction et de traiter des mêmes thématiques pour créer un rendu complètement différent. En effet, je pense que les gens en ont marre de toujours voir la Palestine sous le prisme du documentaire qui, à mon sens, ne met pas du tout en valeur les Palestiniens. (Middle East Eye, avril 2015)

À travers le voyage dans l’espace, la dystopie de béton et l’archéologie fantastique, Larissa Sansour et Søren Lind explorent différents récits du genre de la science-fiction pour aborder les notions territoriales de la Palestine. Dans leur prochain film In Vitro, Larissa Sansour et Søren Lind réalisent un film partiellement tourné à Bethléem qui explore le sous-genre de la catastrophe écologique. Dans un autre entretien avec l’équipe de Vector, elle explique que :

Le scénario du film se déroule en Palestine qui serait de nos jours victime d’une catastrophe écologique. Sous la ville biblique de Bethléem, un réacteur nucléaire a été transformé en verger high-tech qui permettrait d’inverser les effets éco-apocalyptique. Élaboré par Dunia, qui est cependant mourante, la scientifique transmet son savoir à sa jeune successeur Alia. L’objectif sera de cultiver l’ersatz d’un écosystème pour pouvoir replanter un sol thérapeutique à la surface de la terre. En explorant des classiques de la science-fiction tels que l’apocalypse, le clonage, l’environnement et sa politique, le film dresse un portrait dystopique de la ville de Bethléem tout en étant nostalgique sur le siècle précédent. Nous sommes toujours en train de le développer mais In Vitro devrait être prêt pour fin 2019 si tout se passe bien (Vector, mars 2018).

Abu Dhabi (EAU)

Ces dernières semaines, la science-fiction arabe a défrayé les chroniques littéraires. Le 24 avril dernier, l’auteur jordano-palestinien Ibrahim Nasrallah a remporté le Prix international de la fiction arabe (11th edition of the 2018 International Prize for Arabic Fiction – IPAF) avec son roman dystopique Harb al-Kalb Al-thaniya (La Deuxième guerre du chien), paru chez al-Dar al-‘Arabiyya li-l‘Ulûm au Liban, dont le récit évoque le passage d’un activiste politique jusqu’au-boutisme.

Lors de la cérémonie de remise des prix, qui a eu lieu fin avril lors du Salon du livre d’Abu-Dhabi, le président du jury, Ibrahim Al-Saafin, a parlé du roman de Nasrallah comme d’une vision magistrale, mêlant les techniques du fantastique et de la science-fiction pour dépeindre un futur dystopique dans un pays sans nom. Avec humour et perspicacité, le roman aborde, en effet, la tendance inhérente de la société vers la brutalité, imaginant une époque où les valeurs humaines et morales ont été abandonnées et où tout est permis, même l’achat et la vente d’âmes humaines. Le roman se concentre sur le personnage principal corrompu, Rachid, qui passe d’un adversaire du régime dominant à un extrémiste matérialiste et sans scrupules. (Mohammad Saad, Hebdo Al-Ahram, avril 2018)

Le prix doté de 50 000 dollars servira en partie a traduire le roman en anglais pour qu’il soit diffuser plus largement dans le monde.

Londres (Royaume-Uni)

 

Peu après le Prix international de la fiction arabe, Yasmin Khan qui a crée la plateforme Sindbad Sci-Fi, organisa le panel de discussion Spicing Up Sci-fi: The Dunes Strike Back (Pimentons la science-fiction : les dunes contre-attaquent), dans le cadre du MFest pour la promotion de la culture musulmane et ses idées, le 28 avril dernier à la British Library. Le thème de l’événement était d’explorer de nouvelles frontières dans le genre de la science-fiction, notamment en présentant des productions en lien avec les aires géoculturelles arabes. Elle a ainsi invité Noura al-Noman, auteur de Ajwan, une saga intergalactique adolescente acclamée dans le monde arabe ; Søren Lind présentait In Vitro, son prochain film qu’il a réalisé avec Larissa Sansour, évoqué plus haut ; Nafeez Ahmed, journaliste, spécialiste de la sécurité internationale et auteur du thriller de science-fiction politique Zero Point ; Naomi Foyle, auteur de la trilogie Les Chroniques de Gaïa (Astra, Rook Song et The Blood of the Hoopoe), présentait sa démarche qui mêle le genre de la fantasie à des thématiques écologiques et scientifiques ; enfin, le célèbre journaliste Faisal al-Yafai présidait la chaire du panel de discussion.

Paris (France)

Voici enfin un événement qui n’a pas encore eu lieu et qui se passera à Paris le 23 mai prochain à la Gaïté Lyrique. L’ancien théâtre accueillera le prochain cycle d’Afrocyberminismes, un projet de recherche préoccupé par les technologies numériques et ses enjeux sur les sociétés contemporaines africaines et ses diasporas. Afrocyberféminismes propose depuis le début de cette année un cycle de rencontres, de projections et de performances à la Gaïté Lyrique jusqu’au mois de juillet prochain. La journée The Black Stars (Les Étoiles noires) du 23 mai prochain proposera les conférences de Mawena Yehouessi (aka M.Y) et Tarek Lakhrissi, suivies par une performance de l’artiste canadienne Kapwani Kiwanga.

Cette séance est consacrée aux héritages de l’Afrofuturism, aux afrofuturismes des afrodescendant.e.s et au futurisme arabe.

Le terme « Afrofuturism » a été utilisé pour la première fois en 1994 par Mark Dery pour décrire une « science-fiction et une cyberculture du XXe siècle au service d’une réappropriation imaginaire de l’expérience et de l’identité noire. » L’Afrofuturisme trouve sa source dans la diaspora établie aux Etats-Unis, et est associé à des artistes comme Sun Ra, George Clinton et Octavia E. Butler. Avec More Brillant Than the Sun (1998) de Kodwo Eshun, l’Afrofuturisme devient le mot d’ordre d’une avant-garde esthétique et politique. La puissance de mobilisation et de subversion de l’afrofuturisme reste-t-elle intacte au XXIe siècle ? (Afrocyberféminismes)

Si les thématiques sont principalement en lien avec l’afrofuturisme et ses évolutions contemporaines, la conférence performée de Tarek Lakhrissi portera sur la possibilité d’un futurisme arabe en partant de son analyse du concept du Gulf futurism. Le futurisme du Golfe est un concept de création et de pensée formulé par Sophia al-Maria et Fatima al-Qadiri en 2012. Avec celui-ci, les deux artistes traitent de la région du Golfe en critiquant son développement soudain depuis les années 1970, le rapport paradoxal entre cette modernisation et la tradition, et la surconsommation. Tarek Lakhrissi est un écrivain, poète et artiste basé à Paris. Ses principaux intérêts portent sur le langage et l’identité et il présentera sa performance BLOUSE BLEUE #2 : I DON’T UNDERSTAND WHAT YOU ARE SAYING BUT I LOVE YOU ( » BLOUSE BLEUE #2 : JE T’AIME MÊME SI JE NE COMPRENDS PAS CE QUE TU DIS « ).

Cette performance est le deuxième volet de la série  » BLOUSE BLEUE  » réalisée au Confort Moderne à Poitiers dans le cadre du festival Live! initiée par Sarina Basta. Il s’agit d’une traversée intuitive qui prend comme point de départ la possible existence d’un Gulf Futurism – ou d’un pays imaginaire bâti au milieu du désert, pour replacer l’artiste dans un monde fictionnel, construit de toutes pièces afin d’accéder à une expérience émotionnelle, fragile et interactive grâce à une suite de connexions entre différentes narrations.

Ce cycle de conférences performées seront tout d’abord présentées à Pointculture à Bruxelles le 19 mai prochain avant d’être montrées à Paris à la Gaïté Lyrique le 23 mai 2018.