Sept ans après le début des révoltes, le vent des changements sociaux s’est essoufflé, et les espoirs ont progressivement laissé place à la désillusion. Alors que les droits humains continuent d’être bafoués et la liberté d’expression sérieusement menacée, la bande dessinée s’impose alors comme un art de résistance; la dernière force d’opposition au régime répressif afin de contourner la censure. Le bédéiste égyptien Andeel l’a bien compris et c’est ce qu’il fait en dessinant tout haut ce qu’il pense tout bas. Ses dessins satiriques sont régulièrement publiés dans le journal indépendant MadaMasr.
Fils d’un éditeur, Andeel fait son entrée dans le monde de la BD avec les cartoonistes nasséristes des années 50 que lui fait découvrir son père. Après des débuts au sein du journal libéral égyptien Al Masry El Youm où il fait ses premières armes, il rejoint ensuite l’équipe de Lina Atallah à la fondation de Madamasr, journal en ligne indépendant composé d’anciens journalistes déçus du récemment fermé Egypt independant. Depuis, il a co-fondé la revue Tok Tok, un collectif d’auteurs de bande dessinée égyptiens aux côtés des dessinateurs Makhlouf, Shennawy, Hicham Rahma et Tawfik. Retour sur son parcours et son engagement.
Quand avez-vous fait vos premiers pas dans la bande dessinée ?
J’ai toujours eu une connexion avec le texte et l’illustration. Ma mère est poète et mon père éditeur de livres. Un jour, il avait refusé de m’amener au zoo avec lui et je me souviens que j’avais fait un dessin un peu moqueur pour lui montrer mon mécontentement. Il m’a alors dit que ce que je venais de faire c’était un cartoon. Ensuite, il m’a demandé 2 ou 3 fois de faire les illustrations pour des livres pour enfants qu’il publiait. J’ai tout de suite senti que je voulais en faire mon métier. J’ai alors commencé vers 16 ans dans des petits journaux que seulement deux ou trois personnes lisaient dont ma grand-mère (rires).
On dit que vous auriez commencé à être cartooniste pour venger votre grand-père. Il avait réalisé un film qui aurait dû remporter le grand prix du festival de Berlin mais ne l’a jamais été en raison du racisme. Info ou intox ?
L’histoire est évidemment fausse, mais lorsque j’étais jeune je ne voyais aucune objection à sa véracité. La vérité est une valeur très relative et étroitement liée à l’affect, ce pourquoi je ne la prends pas très au sérieux. Cette légende me ressemble, elle m’a fait comprendre que la vérité est toute subjective.
Qu’est-ce qui vous plait dans la bande dessinée?
C’est un art très visuel et extrêmement stimulant intellectuellement. C’est un medium qui communique directement avec les lecteurs. Tu peux aussi jouer avec le temps, en l’étirant ou le compressant à ta guise. Il y a des rythmes différents, tu n’es pas obligé de t’engager à coller à la réalité. Et puis l’avantage, c’est que comme peu de fonds lui sont accordés, il offre une certaine liberté.
Justement comment parviens-tu à garder ton indépendance dans un pays où les journalistes sont mis en prison pour leur opposition au régime?
Chez Madamasr, nous sommes financés par des fonds étrangers. Donc même si on cherche à rester indépendants, ce concept reste relatif car on peut aussi être perçus ici comme des gens qui reçoivent de l’argent de l’étranger pour critiquer le gouvernement. Cela nous rend plus vulnérable auprès de la population ou des autorités qui peuvent utiliser cet argument contre nous en nous accusant d’être pour la colonisation et la mondialisation. De mon côté, j’essaie juste de continuer de faire ce que je pense être mon devoir. Faire de la BD c’est pas mal de manipulation psychologique, où tu dois donner ce faux sentiment de ne pas avoir peur, malgré les menaces.
Est-il possible de rire de tout ? Quelle est la ligne rouge à respecter selon toi?
Ma motivation première est de souligner les choses dont les gens n’aiment pas parler, de lever les tabous. J’aime me mettre dans de mauvaises situations, c’est une sorte de riposte personnelle. Mais je pense que diriger son travail ou sa colère contre une personne plus faible que soi n’est pas intéressant par exemple. Mon rôle est de m’attaquer aux puissants, et ne pas rester dans le politiquement correct.
Tu aimes aussi la comédie et t’exprime sur les réseaux sociaux, notamment sur Youtube, avec le show satirique Big Brother. Peux-tu nous décrire ton personnage?
Big Brother est un personnage agressif qui parle très vite et dit des choses terribles sur la société égyptienne, avec une confiance déconcertante. Beaucoup de choses se passent en Egypte en ce moment à différents niveaux, et je souhaitais amener les gens à réfléchir à travers ce personnage stupide et provoquant.
Tu parles pas mal d’un noir « brown man »? Qui c’est ?
Dans mon pays, et pas mal d’autres, les peaux plus sombres sont souvent assimilées à la pauvreté et au manque d’éducation. Une sorte de racisme intériorisé, que je voulais mettre en avant même si on en parle pas vraiment.
Comment penses-tu que l’on peut vraiment résoudre les problèmes en Egypte ?
Je ne pense pas que les états puissent être réparés, il y aura toujours des problèmes. Le problème des révolutions c’est de faire penser qu’il y aura une fin et ça mène à la nostalgie. Il faut toujours lutter pour une vie meilleure.
Qu’est-ce que tu espères pour le futur de ton pays ?
J’ai toujours été optimiste sur le futur mais ce qui ce passe en ce moment aura des conséquences énormes sur notre avenir. Nous sommes très loin de ce que nous réclamions. Nous traversons une période délicate, mais au moins nous avons bougé depuis 2011, même si c’est mauvais. Avant, nous parlions aux murs.
Quels artistes t’ont inspiré et pourquoi ?
Le cartooniste Salah Jahin fut la raison qui m’a poussé à faire de la bande dessinée. Sauf qu’en grandissant, j’ai réalisé qu’il était trop partisan. Pour moi la BD tout comme la comédie sont des outils pour bousculer la pensée dominante, et non pas la suivre comme des moutons.