La peau sur les os, c’est ce qui saute aux yeux quand on rencontre Ali pour la première fois. L’homme de 36 ans a, de fait, une allure d’adolescent. Une porte s’ouvre dans un immeuble du centre de Tanger, il vient de terminer son service du matin, il est cuisinier dans un petit restaurant plutôt « in » de la ville.
Le pas rapide, il traverse la rue « est-ce que tu accepterais une interview, pour un portrait de toi, on parlerait des ultras de Tanger ? ». Sourire en coin, il n’hésite pas à donner son accord. Pourtant, être un ultra n’est pas sans poser de problème. A l’origine, le portrait devait être celui d’un « cadre » de l’organisation. Mais des convocations récurrentes dans les locaux de la police ont empêché l’entretien.
Lorsque l’on se retrouve à nouveau pour l’entretien avec Ali, il n’a plus d’emploi. Tout un symbole.
Des espoirs et contestations
Que s’est-il passé ? Il a tout simplement refusé de travailler dans des conditions inacceptables. Pas de contrat, une paie non déclarée qui intervient par conséquent au gré de l’employeur. Suite aux réclamations du cuisinier, la réponse fut simple « si ça ne te convient pas, tu pars ». Alors il est parti. C’est aussi ça l’esprit Ultra. Il raconte le quotidien au Maroc des classes populaires. La survie, la misère et l’envie de s’échapper. Lui résiste. Pas question de se laisser faire sans rien dire. Derrière son physique de brindille, un feu sous-jacent brûle.
Il fait partie d’un groupe qui ose parler et qui fait vibrer les stades : Les Ultras Hercules. C’est d’abord une communauté qu’il a cherché lorsqu’il a rejoint dès ses débuts le groupe d’ultras du club de foot Ittihad de Tanger.
« Nous étions une quinzaine au début et maintenant on rempli le stade de 450000 personnes ». C’est une fierté. Selon lui c’est grâce à eux que le stade est plein « le niveau de foot n’est pas toujours bon ici, mais les gens viennent quand même parce qu’ils se déplacent pour le spectacle dans les tribunes. Ici on chante, on anime, on fait des tifos. Quel plaisir de voir un stade entier répondre à l’appel d’une personne ». Pourtant, le foot dans le Nord du Maroc c’est surtout la liga espagnole « au lycée on avait même des bandes Barça et des bandes Real, on commençait à préparer le clasico une semaine avant le match », mais pour ce natif de Chefchaouen, Tanger vaut le coup d’être soutenue et par la ville le Maroc tout entier.
Pas de politique
Alors avec les Ultras Hercules ils écrivent et chantent. « On parle parce que l’on sait que tout le monde ne peut pas parler. Ici tu ne peux pas manifester. On a bien essayé, mais on se heurte à la répression du pouvoir.
On dit aux gens « vous ne pouvez pas dire ça à haute voix, nous on va le dire ». Comme le foot est médiatisé alors ta parole, tout le monde va l’entendre.»
Le contenu des chansons ? Le quotidien désabusé, parfois désespéré. « Les messages expriment la situation qu’on vit ici, ce que l’on voit et touche chaque jour. Les paroles montrent ma vie quotidienne. Je suis dans un pays qui dit qu’il nous donne tout, mais il ne donne rien en fait, alors j’exprime avec des chansons. Je ne vole pas, je fais pas des mauvaises choses, mais j’exprime ma situation en chanson dans un stade. »
Si les chants sont contestataires, Ali réfute pour autant le terme politique.
On ne fait pas de politique nous, on ne revendique rien, si la situation change grâce à nous tant mieux, je serai heureux, mais on ne fait qu’exprimer notre mal-être et ce qu’on ressent.
Il explique les humiliations petites et grandes. Cette hogra présente aussi au stade qui met à disposition « une toilette, un robinet d’eau et on a pas le droit d’apporter nos bouteilles. Donc je dis, je vais payer mon ticket, rentrer et exprimer. »
« Dans la rue t’as pas le droit d’exprimer ce que tu ressens, alors on prend la curva pour le dire, parce que là on sent qu’on est libres. Eux ils voudraient qu’on aille sur le terrain comme des marionnettes, notre équipe marque et on applaudit. Mais on est pas des marionnettes »
Ali sait bien l’image négative que peuvent avoir les ultras, « on nous prend pour des délinquants, des gens de la rue », mais il assure que les membres « font tout » pour que les matches se passent dans une bonne ambiance. Bien sûr, il reconnaît qu’il y a parfois de la violence, mais qui est responsable ?
Nous on accepte les lois, mais pas la répression de la police.
Pour son Maroc
Le combat d’Ali n’est pas théorique, il veut rester au Maroc, son pays qu’il aime par dessus tout et choisit de lutter sur place. Une lutte mélodieuse et pacifique. La souffrance exprimée transparaît dans son œil, et ses mains qui se crispent quand il pense à son avenir. Pouvoir espérer un futur avec une vie un peu choisie, c’est tout ce qu’il demande.
Quand on lui parle de sa vie intime, le même sujet revient. « Comment faire ? » Les lois marocaines empêchent de vivre – au moins au grand jour – des histoires hors mariage et la pauvreté enferme ceux qui souhaitent construire et se marier. « J’ai un ami, il est en relation (platonique) depuis 11 ans. Il n’a pas les moyens de se marier. Ce ne sont pas toutes les filles qui sont capables d’attendre autant de temps ». Alors Ali continuera d’aller au stade et de chanter sa douleur « Ici des gens sont en prison parce qu’ils ont parlé au stade. C’est un peu dangereux pero vale la pena. »
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Soundtrack de l’entretien
Si le passé est perdu, pensons à demain. Le sac sur nos dos avec comme seul horizon, l’expatriation. S’il te plait marin, fais moi plaisir emmène-moi. Ici mon enfance est perdue. (…)
C’est le pays de l’humiliation. Nos larmes sont tombées ici, ici la vie est amère, on ne nous avait pas menti. Vous nous avez tués avec vos blablas et on a rien vu. Nos demandes étaient petites mais les prix élevés nous empêchaient d’y toucher. C’est une grande mafia et tout le monde est devenu voleur. Dans les quartiers populaires des pauvres font la queue. Une bougie pour m’éclairer et de l’eau de la fontaine publique. Et eux se moquent de moi, avec mon argent ils ont acheté une villa.
Le fils du peuple chante pour les opprimés. Les mots de la curva ne parlent pas que de foot. Pourquoi Ô pays, des gens t’ont quitté ? Certains sont arrivés, d’autres sont morts. La noirceur de cette vie est la cause de l’émigration. Félicitations le pays s’est vidé. Ni santé, ni éducation juste de la corruption. (…) Vous nous avez détruit le cerveau. La drogue d’où est-elle rentrée ? Elle est arrivée par la douane et le peuple pour un joint vous le mettez en prison.
(Traduction des paroles : Bilal Hajaj)