Dans l’univers des arts plastiques dans le monde arabe, on ne saurait trouver plus étrange paradoxe que le saoudien Abdulnasser Gharem. En effet, il est déjà bien assez rare de rencontrer un artiste saoudien pour le relever. Cette rareté devient exception lorsque l’on sait que l’homme est aussi colonel de l’armée du pays le plus conservateur du monde. Un pays où les artistes sont, convenons en, très peu appréciés par les autorités.
Dans un pays où il est difficile d’exister en tant qu’individu, l’art a peu de place. En s’installant progressivement dans le paysage culturel saoudien, Abdulnasser Gharem réalise un tour de force, et, au-delà du paysage saoudien, l’artiste est reconnu à l’international, après avoir exposé aux Etats-Unis, dans le Golfe, et en Europe, notamment aux biennales de Venise et de Berlin.
C’est une œuvre éclectique que nous offre l’artiste, à la qualité inégale, certes, mais traversée par une réelle sincérité et un fil conducteur présent à travers les différentes œuvres de l’artiste : le questionnement face à une société moderne à l’étrangeté sans précédent, un questionnement sur la place de l’homme dans le monde, sur les chemins qu’il doit suivre, qu’il ne doit pas suivre, son rapport aux guerres qui secouent le monde arabe, à ses dirigeants, à sa mémoire collective, notamment celle du 11 septembre 2001. La mémoire du 11 septembre, présente à plus d’une reprise dans son œuvre, est aussi et surtout celle de son enfance, celle de l’enfant qui a étudié avec deux des auteurs des attentats de New-York. Tous ces thèmes, nous les retrouvons chez Gharem, dans une série d’oeuvres appelées Stamp paintings. Les peintures-tampons, une association d’idées géniales : associer les tampons, ultime représentation du contrôle de l’administration sur nos vies, à toutes sortes de productions plastiques, et en faire un message de liberté.
C’est dans cette série d’œuvres que l’on retrouve avec le plus de force une des interrogations les plus présentes dans la production de l’artiste, celle de notre rapport à une société sans cesse plus envahissante. Toutes ces œuvres sont réalisées à la manière d’un tampon géant, un tampon, comme ceux de l’administration, mais qui appelle à une réflexion beaucoup plus profonde sur notre rapport à la société. Une société qui nous marque au fer rouge, qui sait tout de nous, qui veut toujours en savoir plus sur nous, pour mieux nous contrôler. Cette obsession des tampons, du contrôle sur notre vie, c’est par une phrase lapidaire que la résume l’artiste : « When you are born you get a stamp, when you get married you get a stamp, even if you need a vacation you need someone to stamp a paper for you… These stamps are delaying our dreams, delaying our goals, wasting our life. »[1]. Une réflexion sur laquelle il convient de s’attarder, alors que cette année 2013 a été marquée par les scandales relatifs à la NSA, à la surveillance dont on fait l’objet, chaque jour, à chaque minute, et qu’elle s’achève, au Maroc, par un bien triste projet de loi visant à faire d’internet un espace de plus sous la coupe des autorités.
Vous pouvez découvrir l’oeuvre de l’artiste sur son site internet, où encore dans la vidéo relative à l’un de ses projets, The Path.
[1] Propos recueillis par BBC Arabic : « Quand vous naissez, on vous tamponne, quand vous vous mariez, on vous tamponne, même quand vous avez besoin de vacances quelqu’un doit tamponner un papier pour vous… ces tampons retardent nos rêves, nos objectifs, gaspillent nos vies »