Le documentaire dure deux heures, les plans sont simples, les scènes brutes et la narration inexistante. Seul guide dans cette expérience audiovisuelle : les dates qui défilent blanc sur noir.
Je dis expérience car c’est le terme le plus adapté pour désigner le résultat que produit sur le spectateur le visionnage du documentaire.
Brut et simple, drôle et grave, le documentaire donne à voir une autre image de l’Egypte que celle que dépeignent les médias classiques. Dans Je suis le peuple , Anna Roussillon donne la parole à la famille de Farraj, paysan égyptien cultivant ses champs dans la vallée du Nil, près de Louxor, dont elle a fait la connaissance en 2009.
A partir de l’échange virtuel qu’elle entretient avec lui pendant la révolution, on se trouve directement propulsé dans des images réelles, où l’on voit les hommes et les femmes du village témoigner, face à la caméra, devant l’étendue des champs qui s’étalent à perte de vue.
L’absence réincarnée
A chaque soubresaut politique, on les voit s’exprimer sur les sujets avec beaucoup de lucidité, de cynisme et un humour égyptien décapant. Même si elle n’y apparait pas, Anna est également un personnage du documentaire. Par la caméra qu’elle tient et qu’elle pose tantôt sur des scènes difficiles du quotidien des enfants, d’autres fois sur la magie poétique des champs verts et souvent sur les langues piquantes des femmes avec lesquelles elle interagit, Anna fait aussi partie du décor par son absence même. Les questions de la jeune femme, teintées d’un idéal démocratique occidental et parfois battues en brèche par les analyses de Farraj donnent elles aussi une vraie profondeur à la réflexion et tissent un regard triangulaire entre Le Caire, Louxor et l’étranger.
Le documentaire s’articule autour des trois principaux événements politiques qui ont secoué l’Egypte: la démission de Moubarak, l’accession au pouvoir de Morsi et les prémices du coup d’état mené par al-Sissi. Mais plutôt que de braquer sa caméra vers la capitale médiatiquement surexposée, la réalisatrice s’attache davantage à nous montrer les réactions que suscite la révolution à distance de l’épicentre.
La rumeur de la place Tahrir
Les protagonistes sont certes loin du tumulte cairote mais ils ont néanmoins un regard plein d’acuité sur la situation. Les évènements sont accueillis au départ avec détachement mais avec l’arrivée de la télévision dans le foyer, la famille de Farraj devient vite accro aux nouvelles. Ils suivent avec attention les rebondissements sans pour autant se laisser aller à la rêverie ou se bercer d’illusions. Leurs préoccupations restent elles bien ancrées dans la réalité. Difficile de faire autrement lorsque la nourriture est rationnée et la livraison des bouteilles de gaz incertaines.
La rumeur de la place Tahrir parvient jusqu’au champ près de Louxor, cependant rien ne semble vraiment changer au village. Mais à y regarder de plus près, un bouleversement est en train de s’opérer. On assiste à la naissance d’une conscience politique et surtout à son évolution chez Farraj, sa famille, ses voisins.
Je suis le peuple, nous montre les convictions politiques de Farraj osciller entre l’espérance à la vue de Morsi -premier civil démocratiquement élu de l’histoire de l’Égypte- accéder au pouvoir, puis à l’espérance de s’éroder pour laisser place au doute. On laisse Farraj désenchanté, mais néanmoins serein et philosophe, et faisant preuve d’une sagesse certainement puisée du dur labeur de la terre.
Malgré quelques longueurs, le documentaire nous livre de manière inédite et sincère un regard éclairant sur les évènements sans précédent qu’a traversé l’Egypte ces dernières années. Parce que cette campagne, ces paysans à l’opinion souvent occultée, sont aussi le peuple; le documentaire donne tout son sens à la chanson d’Oum Kalthoum « Ana chaab », « Je suis le peuple »!
Article écrit avec Hajar CHOKAIRI