Alors que son dernier roman « Boussole » s’impose comme l’une des sorties majeures de la rentrée littéraire, nous sommes allés à la rencontre de son auteur, Mathias Enard.
Après “Zone” le vénitien et “Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants” le stambouliote, Mathias Enard propose avec “Boussole” un roman qui nous conduit toujours plus à l’est, jusqu’à l’Orient de l’Orient. Plongé une dans nuit d’insomnie d’un musicologue viennois, véritable épopée en pyjama, le lecteur se trouve à questionner l’autre en nous, qu’il soit l’amoureux ou l’étranger. De textes en textes, de villes en villes, entre la tranquillité de ne pas comprendre qu’amène la foi et l’intranquillité du vouloir connaître qu’intime l’amour, “Boussole”, apporte, par éclats, des lumières sur les rapports de fascination entre l’Orient et l’Occident. Livre d’importance dans le paysage contemporain, le dernier roman de Mathias Enard, fait partie de la première sélection pour le prix Goncourt 2015.
Propos recueillis par Stéphanie Vidal.
Mathias Enard, votre nouveau roman, “Boussole”, est paru chez Actes Sud pour la rentrée littéraire 2015. Combien de temps vous avez mis pour écrire ce livre particulièrement érudit ?
Cela dépend ce que l’on appelle “écrire”. La rédaction proprement dite m’a pris un peu plus de trois ans, mais “Boussole” est un projet qui date d’il y a assez longtemps. J’ai commencé à accumuler des notes, des recherches, des idées, des fragments depuis le moment où j’ai écrit “Zone” en 2005-2006 ; soit depuis une dizaine d’années.
Ce roman est le récit d’une longue nuit d’insomnie. Au fil des heures et des pages qui tournent, les souvenirs de Franz Ritter, un musicologue orientaliste viennois, affluent. La nuit sans sommeil semble un levier narratif propice pour convoquer les pensées dispersées. Comment au juste vous est venue cette idée ?
L’idée s’est imposée très rapidement parce que c’était, disons, la condition même de l’écriture du livre. Dès lors que je tenais mon sujet – que j’avais plus ou moins les personnages, et surtout le point de départ, Vienne – j’ai eu l’intuition qu’il fallait que ce soit à travers une nuit d’insomnie de Franz que l’histoire se raconte. Je l’ai, pour ainsi dire, su dès le départ.
De votre réponse naît une question, vous dîtes “quand j’ai eu mon sujet”, comment vous définiriez vous justement le sujet de “Boussole” ?
Je dirais plutôt les sujets. D’abord, je savais que je voulais faire une grande histoire d’amour un peu classique ; celle d’un amour empêché qui serait une version un peu moderne d’une histoire d’amour médiévale, de celle où l’on brûle pour la bien-aimée sans pouvoir l’atteindre et sans pour autant forcément oser déclarer sa flamme. Aussi, j’avais envie de parler d’Orient, d’orientalisme, de cette construction des images de l’Orient en Europe et de l’orientalisme en musique. Comme l’orientalisme en musique n’est pas mon domaine de prédilection à la base, les recherches concernant cette partie sont celles qui m’ont demandées le plus de travail : il n’existe pas de grosse synthèse sur l’orientalisme en musique, il n’y a que des bribes éparses qu’il m’a fallu rassembler moi-même.
Comme Franz et Sarah, vos personnages principaux, vous êtes vous-même issu du milieu de la recherche universitaire ; sur quel sujet avez-vous particulièrement travaillé ?
J’ai écrit ma thèse sur la poésie iranienne et arabe des années 50, surtout les rapports qu’elle entretenait par rapport à la traduction de la poésie européenne. Pour ce faire, je me suis particulièrement intéressé à deux revues de création, une à Beyrouth et l’autre à Téhéran. On en retrouve d’ailleurs une petite partie dans l’extrait de la thèse de Sarah[1] que Franz consulte au tout début du livre, après avoir reçu un de ses articles académiques. Je suis un peu Sarah, un peu Franz et un peu tous les personnages du livre…
Je pense que la connaissance peut avoir quelque chose de très romanesque
Vous parlez d’une histoire d’amour presque “médiévale” entre Franz et Sarah. L’approche épistolaire de l’ouvrage, qui s’ouvre sur ce premier courrier postal et se conclut à la réception d’un courrier électronique, y contribuent également…
Cet échange épistolaire est effectivement un des ressorts du livre. Il permet d’abord de faire advenir le présent dans la nuit de Franz puis d’y amener Sarah, presque en chair et en os, par l’intermédiaire de son courrier. Au départ même, ces courriers prenaient beaucoup plus de place mais je me suis ravisé ; je pensais qu’il valait mieux qu’ils apparaissent progressivement et que la voix de Sarah ne nous parvienne directement qu’à la toute fin, dans les dernières pages du roman. Ensuite, ces courriers témoignent des échanges entre deux érudits : Franz et Sarah sont des savants qui s’adressent des articles et des publications. Je pense que la connaissance peut avoir quelque chose de très romanesque et ces éléments de savoir ont une fonction narrative puisqu’ils permettent de progresser dans le roman, de passer d’une chose à l’autre. Le voyage s’opère aussi à travers des textes cités tels le début de la thèse de Sarah sur Sadegh Hedayat ou son article sur Balzac et l’Orient[2].
Franz Ritter, nous est présenté dès les premières pages mais Sarah reste évanescente et son nom de famille n’est jamais mentionné. Est-ce une volonté de votre part de la distinguer plutôt par l’univers qu’elle évoque plutôt que par une identité déterminée ?
Oui tout à fait. Disons que l’on sait des choses d’elle mais finalement assez peu. Elle reste fantasmée de la même façon que l’étaient les héroïnes médiévales dont on ne connaît que le prénom.
Sarah serait alors cette Dame, qui rend la prouesse possible même pour Franz – un homme qui n’est pas sans qualités mais qui n’est pas non plus un grand aventurier – et lui offrirait de se dépasser, d’être un peu preux ?
Exactement. De plus Franz s’appelle Chevalier, Ritter signifie “chevalier” en allemand. Comme ce nom est très fréquent, même ceux qui connaissent la langue n’y pensent pas forcément. C’est une clé de lecture du livre aussi exposée que cachée.
Dans le monologue intérieur de Franz – fragments d’un discours amoureux entre les personnages et entre l’Orient et l’Occident – apparaissent deux boussoles qui guident le lecteur : Sarah dont nous venons de parler mais aussi Sadegh Hedayat dont la présence rythme la narration. Pourriez-vous nous parler de lui ?
Sadegh Hedayat est un romancier nouvelliste iranien dont le plus célèbre roman est intitulé “La Chouette Aveugle”. Hedayat est une des personnalités qui donne son ton au livre ; à travers le rapport à l’opium, à la rêverie, à une certaine noirceur un peu ironique. Il y a toujours beaucoup d’ironie dans les écrits d’Hedayat : c’est très drôle mais méchamment drôle.
En racontant avec une certaine gourmandise les liens forts qui existent entre l’Orient et l’Occident, avez-vous eu le souhait de donner envie à vos lecteurs d’en apprendre plus ?
Il y a évidemment un plaisir, une joie, de faire découvrir, de donner à voir et à entendre. Il y a aussi dans cette démarche une certaine humilité puisque l’on montre une partie de ce qui existe mais qu’il ne s’agit que du sommet de l’iceberg. S’il y a quelques lecteurs de “Boussole” qui ont en plus la curiosité de se plonger dans le livre de Hedayat ou d’écouter sur Youtube une musique dont je parle, je trouverais ça superbe. Je n’y ai pas trop pensé mais cela serait magnifique, surtout dans le contexte actuel.
“Boussole” s’écrit avec les flammes en toile de fond puis avec le deuil d’un monde disparu, malheureusement.
Le contexte actuel résonne terriblement à la lecture de “Boussole”. Certains passages mentionnent la Syrie ; je pense par exemple au moment où Franz observe les équipements militaires vétustes de l’armée syrienne qui ne laissaient présager en aucun cas leur puissance de mort…[3]
Quand je commence à rédiger ce livre, la guerre civile syrienne a déjà éclatée. “Boussole” s’écrit avec les flammes en toile de fond puis avec le deuil d’un monde disparu malheureusement.
Un autre passage évoque une nuit en bivouac à Palmyre ; aux portes de la la citadelle de Fakhr ed-Din encore intacte contrairement à d’autres monuments aujourd’hui détruits. Vous apportez d’ailleurs des éléments pour tenter de cerner les motivations de ces destructions. Je vous cite : « L’Europe a sapé l’Antiquité sous les Syriens, les Irakiens, les Égyptiens ; nos glorieuses nations se sont appropriés l’universel par leur monopole de la science et de l’archéologie, dépossédant avec ce pillage les populations colonisées d’un passé qui, du coup, est facilement vécu comme allogène : les démolisseurs écervelés islamistes manient d’autant plus facilement la pelleteuse dans les cités antiques qu’ils allient leur profonde bêtise inculte au sentiment plus ou moins diffus que ce patrimoine est une étrange émanation rétroactive de la puissance étrangère. »[4]
Je pense effectivement que c’est une des deux raisons pour lesquels Daesh s’en prend aussi facilement au patrimoine archéologique. Si on essaie d’analyser un peu leur propagande, on entend qu’ils ne se sentent pas concerné par tout ce qui est antérieur au prophète et que, pire, cela doit être détruit. Comme nous l’avons dit, ce patrimoine a été plutôt mis à jour et découvert par les puissances coloniales mais il a aussi été utilisé comme symbole censé définir le pays par les régimes nationalistes syriens et irakiens. On le retrouvait fréquemment employé dans leurs affiches par exemple. Pour Daesh, luttant contre le régime de Damas et voulant le remplacer par un califat islamique, le patrimoine archéologique apparaît comme une cible très intéressante. Cela leur permet également une propagande effroyable.
J’ai eu l’impression que votre livre était, en plus d’un éloge amoureux des rapports entre l’Orient et l’Occident, un manifeste contre “la profonde bêtise inculte” pour reprendre encore vos propos. Je pense par exemple au passage où vous parlez des combattants du djihad qui brûlent des instruments de musique, car non islamiques… Vous dites : “Aucune image ne représente mieux la terrifiante bataille que les djihadistes livrent en réalité contre l’histoire de l’Islam”[5].
Ça c’est hilarant. Ces trompettes et tambours, en proie aux flammes, provenaient sans doute d’anciennes fanfares militaires libyennes. Or ces mêmes instruments étaient décrits avec terreur par les Européens puisqu’ils annonçaient l’arrivée des janissaires turcs considérés invincibles. Plus tard, la musique militaire européenne a pioché dans les formations ottomanes pour constituer sa propre identité. Il est assez ironique de voir que les djihadistes détruisent leurs propres fondamentaux sans s’en rendre compte car ils n’ont pas conscience cet aller-retour entre l’Orient et l’Occident.
Votre livre qui éclaire le présent, permet aussi de réviser ce que l’on croit être ses classiques à l’aune d’une culture orientale. On y apprend par exemple que Balzac a été le premier romancier français à inclure un texte en arabe, c’était en 1837 dans la réedition de “La peau de Chagrin” [6]. L’Histoire se trouve aussi augmentée de faits qui ne sont pas ou peu évoqués dans les salles de classe. Je pense par exemple à la première mosquée construite dans les camps de prisonniers allemands en 1915/1916 mais aussi à la volonté qu’a eu l’Allemagne à deux reprises de se servir du djihad pour tenter de gagner la guerre[7]. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Bien sûr. Pendant la première et la seconde guerre mondiale, les allemands se battent contre des pouvoirs qui sont la France, la Grande-Bretagne et la Russie comptant dans leurs troupes coloniales de nombreux musulmans. Les allemands ont donc eu l’idée de retourner ces soldats musulmans au nom de l’islam en leur disant que l’Allemagne incarnait l’Islam et qu’il fallait se battre avec elle contre les infidèles. C’est éminemment drôle dans le cas de la première guerre mondiale puisqu’ils ont utilisé le Sultan de Constantinople qui était aussi le calife, c’est à dire le premier musulman du monde. Celui-ci a lancé le 14 Novembre 1914 une fatwa proclamant le djihad contre la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Elle excluait évidemment des impies l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et les représentants des pays neutres. Pendant la première guerre mondiale, les Allemands ont également construit des camps de prisonniers dotés de mosquées pour les musulmans qu’ils espéraient pouvoir réutiliser comme soldat de leur côté.
Selon vous, le djihad serait “comme un long et étrange cheminement collectif, la synthèse d’une histoire atroce et cosmopolite.” L’Allemagne nazie aurait également essayé d’instrumentaliser la religion musulmane pendant la seconde guerre mondiale. Vous évoquez l’absurde possibilité d’un Hitler en turban…
Ça c’est vraiment drôle. J’ai beaucoup ri d’imaginer un Goebbels mortifié à cette idée. J’ai inventé ce moment mais l’idée a vraiment existé. Voulant ré-instrumentaliser le djihad, les nazis ont demandé aux orientalistes s’il était possible d’associer, d’une quelconque façon, Hitler au commandant des croyants et les spécialistes ont répondu que ça n’allait vraiment pas être possible….
C’est l’Orient au-delà de l’Orient est questionné petit à petit.
Débutant dans une chambre viennoise, les pages de “Boussole” nous amènent toujours plus loin vers l’Est, direction qu’indique en permanence une boussole défectueuse offerte par Sarah à Franz. Faut-il envisager la lecture aussi comme un voyage dans la carte ?
Oui, Vienne c’est le début de ce voyage ; celle qu’on appelait autre fois la Porte de l’Orient, la porte de cette grande frontière que sont les Balkans, une zone de mixité. Faire commencer l’histoire à Vienne c’était déjà déplacer le livre vers la limite pour l’interroger, voir ce qu’elle peut signifier. Boussole est évidement marqué par une chronologie mais, en fait, il s’agit d’un voyage vers l’Est qui commence à Istanbul, ensuite on va en Syrie, après en Iran, encore après en Inde et finalement en Chine. À travers ces étapes on interroge aussi l’extrême de l’extrême ; c’est l’Orient au-delà de l’Orient est questionné petit à petit.
Est-ce que l’Orient rêve aussi l’Extrême-Orient ? Le livre pourrait donner une piste dès ses premières lignes mentionnant ces deux fumeurs d’Opium, chacun dans leur nuage…
C’est une bonne question. Les orientaux ont aussi un Extrême-Orient, comme nous ils ont une sorte de rêve indien plutôt mystique. Par exemple Hedayat est allé en Inde au début de sa vie. Il y est devenu végétarien, s’est beaucoup intéressé aux cultures et aux langues anciennes de l’Inde ; son écriture en a été marquée.
Avez-vous eu des retours, histoire de confronter les points de vue et de prolonger cet adossement entre l’Orient et l’Occident, de personnes qui ont lu votre livre dans le monde arabe ?
Oui et cela m’a fait très plaisir de voir à ce que ça pouvait être de lire ce livre de l’autre côté. Il y a eu quelques articles en français sur “Boussole” au Liban et il en aura sans doute ailleurs mais j’ai été particulièrement touché par un article écrit en arabe par Hoda Barakat, une grande romancière libanaise. Elle est tout à fait convaincu de ce que j’explique : à la fois des relations de domination existantes mais aussi du passage des textes, des voix et des voyageurs qui s’opère au-delà de cette domination. Elle est également très séduite par l’idée qu’il y existe aussi un Orient pour les orientaux ; c’est à dire qu’eux-mêmes ont finalement participé à la construction de cet imaginaire qui n’est pas plus ou moins imaginaires pour eux que pour nous[8].
Pour conclure, terminons sur une phrase qui semble donner des clefs de lecture pour l’ensemble du livre : l’altérité presque rimbaldienne qui s’exprime dans la solitude, la relation amoureuse entre Franz et Sarah, les relations entre ces deux grandes parties du monde qui n’existent que parce qu’on les nomme et les juxtapose, l’acte de création ou de confrontation artistique. Vous écrivez : “Je est dans la nuit. L’être est toujours dans cette distance, quelque part entre un soi insondable et l’autre en soi. Dans la sensation du temps. Dans l’amour, qui est l’impossibilité de la fusion entre soi et l’autre. Dans l’art, l’expérience de l’altérité”[9]. Est-ce que cette phrase revêt une importance particulière pour vous ?
Oui tout à fait, je pense qu’on peut y voir une sorte d’ontologie du livre. J’aime l’idée de l’autre en soi.
Notes :
[1] M. Enard, Boussole, Actes Sud Littérature (Domaine français, Août 2015), p. 9-11
[2] Enard, op. cit., p.73-79
[3] Enard, op. cit., p.167
[4] Enard, op. cit., p.55
[5] Enard, op. cit., p.165
[6] Enard, op. cit., p.73-79
[7] Enard, op. cit., p.224-235
[8] Enard, op. cit., p.276-277
[9] Enard, op. cit., p. 304