Des maisons abandonnées du sud de la Tunisie aux édifices parisiens, en passant par Louis Vuitton et les bidonvilles d’Afrique du Sud, le calligraffiti d’eL Seed prône la réconciliation des identités sur les murs du monde entier. Retour sur l’aventure d’un artiste libre.
Né en banlieue parisienne de parents tunisiens, eL Seed découvre très jeune la culture hip-hop, notamment à travers la danse qu’il pratique au sein d’un groupe de break dance. Partie prenante de cet univers artistique, le graffiti s’impose naturellement à lui, à la fin des années 1990, comme moyen d’expression privilégié. Pas question pour autant de s’y cantonner et de reproduire ce que les gens attendent de lui : dépasser les stéréotypes et rester libre d’entreprendre ses propres projets ont toujours été les maîtres mots de l’artiste.
En quête d’une identité perdue
Jeune adulte, eL Seed est partagé entre le rejet de ses origines tunisiennes en France et son statut de fils d’émigrés en Tunisie. Il ressent le besoin urgent de découvrir la culture de ses ancêtres et décide d’apprendre l’arabe littéraire. Maîtriser la langue représente à ses yeux un argument de légitimation de son identité arabe et la calligraphie un véhicule identitaire fort dans son art en devenir.
Un master en logistique de l’ESSEC en poche, il quitte la France en 2006 pour travailler à New York. « J’étais esclave d’une compagnie agroalimentaire française basée à New York. Ma vie n’avait plus aucun sens », se rappelle-t-il. Un an plus tard, il rencontre le graffeur français Hest, installé à Montréal. Les lettres arabisées que ce dernier utilise pour signer son travail rappellent à eL Seed la calligraphie de ses cours du soir en France et le décident à reprendre sérieusement le graffiti. En fusionnant les deux, eL Seed développe alors son style si caractéristique de « calligraffiti ». Cette fois encore, il n’est pas question de respecter les règles de la calligraphie arabe traditionnelle, quitte à s’attirer les foudres des puristes.
« Contrairement aux Etats-Unis ou à l’Angleterre où les gens sont fiers de dire qu’ils sont américains ou britanniques, dire qu’on est français en France revient à renier nos origines, à mettre de côté tout notre passé. La calligraphie, la découverte de mes origines arabes et le fait de les mettre en avant m’ont permis d’accepter mon identité française. On nous empêche trop souvent, non pas d’avoir plusieurs identités, mais d’assumer tous les éléments qui composent la nôtre. C’est ce que dit Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Aujourd’hui, je suis français et je l’affirme. »
Des messages universels au service des populations locales
A partir de 2009, eL Seed monte ses propres projets qu’il reconnaît petits, parfois sans aucun impact, mais qui lui donnent l’énergie d’abandonner son travail et de se consacrer entièrement à son art. Sa démarche est déjà toute tracée : il ne s’agit pas de peindre pour peindre, mais d’inscrire sur les murs des messages à la fois universels et pertinents pour la communauté locale qui les réceptionne. Comme pour mieux marquer le don de son travail à la collectivité, il fait le choix de ne jamais signer ses œuvres.
Le mur m’appartient au moment où je peins, mais une fois que j’ai terminé mon œuvre, le mur fait partie de l’espace public, il appartient à tous.
La révolution tunisienne en décembre 2010 et les révoltes du Printemps arabe bouleversent la situation. L’usage du street art par les manifestants comme support de revendications à ciel ouvert propulse en quelques mois le graffiti arabe sous le feu des projecteurs des médias du monde entier.
Bien qu’il soit absent de Tunisie à cette époque, eL Seed est souvent associé aux événements. Comme toujours, il surprend lorsqu’invité à s’exprimer au sein de conférences sur la place du graffiti arabe dans la révolution, il refuse de parler de la révolution. « Je ne voulais pas être opportuniste et profiter d’un événement heureux et tragique en même temps – des gens sont morts pour la liberté de la Tunisie. C’était indécent », s’explique-t-il. « Le fait de peindre sur un mur est un acte politique en lui-même. Je fais de la politique sans le savoir. Mais je ne suis pas là pour servir un quelconque agenda politique. Je ne suis affilié à aucun parti. »
eL Seed reprend son travail en Tunisie un an après la révolution à Kairouan. Accompagné matin et soir pendant 10 jours par les jeunes de la ville, il peint une grande muraille de 40 mètres. « J’ai commencé à comprendre l’impact que l’art pouvait avoir sur les communautés locales. »
Le tournant de Gabès
En juin 2012, eL Seed décide de retourner à Gabès, sa ville d’origine dans le sud de la Tunisie. Le minaret de la mosquée, laissé gris depuis sa construction, constitue le cadre idéal pour s’exprimer. Or au même moment, des altercations durant la foire d’art de Tunis entre certains religieux et laïcs engendrent des affrontements dans la capitale et motive eL Seed à délivrer un message de paix et de tolérance.
Il choisit le verset 13 de la sourate 49 du Coran (« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous puissiez vous connaître »). Si l’imam de la mosquée ne l’a jamais questionné sur ses intentions – et l’a même remercié d’être venu, la population locale s’est montrée plus perplexe de voir débarquer ce jeune Franco-tunisien inconnu. Le résultat et la couverture internationale du projet, notamment par le média américain CNN, ont su les convaincre.
Paradoxalement, pas une ligne n’a été écrite par la presse tunisienne. Est-ce que l’attention portée à un graffeur, fils d’émigrés du sud, ouvriers chez Renault en France, était trop subversive pour le cercle fermé des artistes de la capitale ? C’est ce que l’artiste suggère, sans s’étendre davantage sur les motifs de ce silence.
Le projet d’une vie
Faisant suite au minaret de Gabès, eL Seed entreprend à l’été 2013 son projet phare auquel il reste le plus attaché, Lost Walls. « En voyant ce qui s’était passé à Gabès où j’avais réussi avec un graffiti à replacer la ville sur la carte de la Tunisie, j’ai voulu reproduire la même chose à l’échelle du pays et mettre en valeur l’héritage culturel tunisien. » Pendant un mois, eL Seed et son équipe traversent le pays et découvrent l’histoire de ses villes et villages grâce au partage des habitants qui s’engagent spontanément dans le projet.
Je voulais inciter à découvrir la Tunisie mais c’est moi qui l’ai découverte. On roulait, on trouvait un mur abandonné et en fonction de sa visibilité et de son histoire, je peignais. C’était une sorte de métaphore à l’héritage tunisien abandonné. J’ai été impressionné par sa richesse.
Aujourd’hui, eL Seed regrette que le projet n’ait pas reçu la couverture médiatique qu’il espérait. Financés entièrement par l’artiste, le projet et le livre qui en résulte devaient engendrer des bénéfices à reverser aux organisations rencontrées durant l’aventure qui militent pour la préservation de l’héritage tunisien. « Ma démarche est de faire la promotion de mon pays. Avec ce projet, j’essaie d’aller à l’opposé de ce que les gens attendent de moi : que je parle de la révolution, du climat politique. Je suis là pour montrer la beauté et la richesse de mon pays. Le livre est sorti, bientôt la vidéo. J’espère réussir à montrer la Tunisie différemment. »
Exporter la calligraphie arabe sur les cinq continents
Il aura fallu attendre la consécration extérieure – le design d’un foulard et d’une valise pour Louis Vuitton, pour qu’eL Seed devienne une fierté nationale. Un épisode de sa carrière que l’artiste aborde à peine, avec beaucoup d’humilité. La galerie parisienne Itinerrance commence à son tour à s’intéresser à son travail. C’est par son intermédiaire que se réalisent le graffiti de la façade de l’Institut du monde arabe, la participation à la Tour 13, au Djerbahood (ce village tunisien investi par le street art) et très récemment, la nouvelle fresque du pont des arts sur lequel eL Seed cite Balzac : « Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en connaitrez jamais la profondeur ». « J’ai surtout accepté pour la symbolique du pont. Beaucoup de gens comparent mon travail à un pont, moi-même je l’ai défini comme tel. J’essaie de rapprocher les cultures, les peuples et les générations. »
S’il est l’auteur de beaucoup de projets dans les pays arabes (Tunisie, Algérie, Qatar, Sharjah), eL Seed juge facile de faire accepter son travail par les populations arabophones. Aujourd’hui, il multiplie les projets le faisant sortir de sa zone de confort et part à la conquête de nouvelles régions. A Rio de Janeiro, il décide de peindre sur un toit de la favela Vidigal une citation de la poète Gabriella Cristobal-Lumbroso rendant hommage aux gens des favelas. En Afrique du Sud, il traduit une phrase de Nelson Mandela et la peint dans un bidonville à Cape Town.
Il a récemment été invité par Brooklyn Street Art pour se produire avec de grands noms du street art (notamment Shepard Fairey) dans le parc d’attraction abandonné de Coney Island, à Brooklyn. L’organisateur Jeffrey Deitch, ancien directeur du musée d’art contemporain de Los Angeles, est l’une des premières personnes à parler du calligraffiti en 1984, lorsqu’il convie des calligraphes et des graffeurs à exposer ensemble à New York. Trente ans après, il accepte d’écrire la préface de Lost Walls.
La suite ? Londres, la Grèce, les Maldives… De très beaux projets sont en cours qu’il nous tarde de découvrir. « Je n’attends pas que quelqu’un me demande de venir peindre. Je préfère monter mes projets où il y a cette démarche et cette réflexion qui sont faites en amont et où l’impact est différent. C’est ça l’objectif. Garder cette liberté et mon indépendance. »