Le monde arabe est en pleine réinvention de soi. Si les analyses post -printemps arabes sont tranchées, le mouvement généralisé de soulèvement témoigne de cette volonté de changement. Cette réinvention de soi ne se confine pas aux besoins physiologiques, primaires. Elle touche également aux besoins de civilisation. On voit ainsi émerger l’idée d’un « art propre » dans l’art contemporain musulman.Retour sur un concept qui n’a laissé ni la sphère artistique ni les théologiens de marbre.
Une revendication politique
L’art propre serait à opposer à un art dépravé, souillant, qui fait figurer du nu ou suggère des corps qui jouent de leur bonheur. Cette notion ne se comprend pas comme un puritanisme religieux apolitique. Tout comme le mouvement islamique qui la soutient et prévaut actuellement dans le monde arabe, elle se place sur l’échiquier des rapports de forces internationaux. C’est une revendication identitaire de plus, une affirmation de différence, et donc d’existence. Ainsi, la dichotomie dans le monde arabe ne se trouve pas entre l’art élitiste et l’art populaire, entre l’art académique et l’art accessible à tous. Elle se place dans une acception politico-religieuse et conservatrice de ce qu’est l’art, et par conséquent, par élimination, de ce qui ne l’est pas. Or, au temps où dans le monde occidental les normes esthétiques canoniques évoluent en permanence et sont dans un balayage constant qui rend les limites entre l’art classique et l’art démocratique fluctuantes et brumeuses, l’interdiction dans l’art contemporain arabe est méticuleusement délimitée.
Un retour aux conceptions originelles
Un éclairage historique s’impose : nul n’ignore la question de l’iconographie interdite en islam. La représentation a été prohibée à l’aube de la nouvelle religion, l’idée sous-jacente à cela étant que représentation signifie reproduction. Or reproduire affaiblit l’essence même du divin, dont l’intégrité réside dans son unicité et sa non-reproductibilité (allahou al ahad, lam yalid wa lam youlad). La représentation (reproduction) nuit à son image, dilue sa force spirituelle. Plus tard, des exégètes reconnurent par quias (réflexion théologique) que l’on devait lever l’interdit qui pesait sur l’image. Ainsi, le corps se libéra des carcans religieux – dans le religieux. La Nahda paracheva cet entérinement du corps comme expression artistique brute et finit de dissoudre l’interdit. Le retour à l’interdit esthétique que nous vivons aujourd’hui est donc déplacé et ne suit pas le sens de l’histoire, sinon dans son mouvement cyclique.
Le propre de l’art est d’être impropre
Chaque barrière porte en elle la possibilité de son propre dépassement, celui de l’art propre se fait pressant. L’art contemporain arabe revient à ce jour, et à son corps défendant, à une doxa poussiéreuse. La révolution artistique n’est pas. L’art propre est une machine à remonter le temps et un aplanissement de la créativité artistique. Il est donc question de se délester des fatwas, de laisser libre cours à l’expression des artistes, d’absoudre le nu dans les écoles des beaux-arts du monde arabe comme du temps des années 1970. En effet, le corps est une matrice des interrogations existentielles arabes. En témoignent les nus très célèbres de l’égyptien Mahmoud Said, les figures mortuaires de Mohammed Kacimi. Ni féminin, ni masculin, le corps est un non-signe qui permet d’extérioriser les ontologies contemporaines, qui donne corps à l’art plastique. Ainsi, le propre même de l’art est de se laisser avilir par les frustrations de la condition humaine, avec ses doutes, ses rêves, sa petitesse.