Ma philosophie de voyage est simple : prendre le temps de m’arrêter, de profiter de chaque ville, de chaque pays. On est loin du type de voyage qui consiste à suivre une « check-list » de lieux à visiter, et qui suppose de se contenter de survoler les villes, et courir d’une destination à une autre. Cette flexibilité, si elle ne permet pas de tout voir, offre néanmoins l’occasion de vivre presque comme les locaux et de comprendre les dynamiques humaines et sociales particulières au lieu. J’affectionne l’idée de garder une part de surprise et de hasard, de pouvoir me ménager une marge de liberté et d’improvisation, et ainsi ne me renseigne que très peu avant le départ évitant de « spoiler » le voyage. Cela permet aussi de ne pas arriver en terrain conquis, et de ne pas avoir d’aprioris sur sa prochaine destination. Voyager à un rythme raisonnable, sans le stress de vouloir absolument tout voir, particulièrement lors des grands voyages, permet de se concentrer sur soi, sur ses activités et surtout de ne pas culpabiliser à l’idée de flâner.
La mode nazie
Pour sortir des sentiers battus, j’aimerais partager quelques unes de mes expériences en Thaïlande. Presque tout a été dit sur le sujet, mais de nouvelles grilles de lecture permettent d’aborder ces sujets sous un angle nouveau. Bangkok est fascinante ! Avec plus de huit millions d’habitants, la capitale de la Thaïlande est le poumon économique du pays et le centre de toutes ses activités culturelles et artistiques. L’une des modes les plus intrigantes reste sans doute la mode nazie qu’on retrouve un peu partout dans la capitale. Vêtements, minibus et vélos arborent parfois, et ce sans la moindre gêne, des croix gammées en fer, drapeaux, aigles et autres références au troisième Reich. Au premier abord, j’ai pensé à une sorte d’amalgame avec la Svastika, symbole très présent en Eurasie, en Afrique, en Océanie, aux Amériques et en Extrême-Orient. Nous le retrouvons sans complexe en Inde dans les temples, Ashrams, comme bijoux et même sur les façades de certaines mosquées. Pourtant, après quelques échanges avec des jeunes locaux, il s’avère qu’effectivement certains jeunes thaïs vouent une admiration éperdue pour le nazisme et Adolph Hitler, sans être foncièrement férus d’histoire. Soyons clairs, les personnes interrogées semblent n’avoir ni haine de l’étranger, ni le moindre iota de racisme, bien au contraire. Cette analogie raisonne comme une forme de naïveté de leur part car l’esthétique et la symbolique nazie, prêchée entre autres par Albert Speer, semble les intéresser bien plus que l’essence de la pensée national-socialiste. Mais l’on pourrait trouver un autre élément de réponse dans le rapport qui oppose le peuple et la monarchie. D’après ma première analyse, les Thaïs entretiennent un nationalisme parfois excessif, pour ne pas dire extrême, et une adoration presque religieuse de la monarchie thaïlandaise que représente le roi Rama IX. Pour l’anecdote, lors de son anniversaire, des thaïs du quartier vinrent me tirer de mon café pour m’inviter à m’essayer au rituel de célébration, lequel consistait en un chant de révérence devant la photo du roi. Difficile de dire non quand toutes les activités s’arrêtent à ce moment-là, et surtout lorsque l’on sait qu’un manque de respect envers le roi peut mener directement en prison… Même les grandes manifestations qui bloquaient une grande partie de la ville depuis plusieurs jours avaient été reportées le temps des grandes célébrations. Les opposants aux régimes ont même aidé à nettoyer les rues, signe d’un profond respect à la personne du roi. Ceci témoigne donc d’un nationalisme fort lequel, corrélé au fait que la Thaïlande n’a jamais été colonisée par le passé, pourrait entre autres expliquer la fascination pour le national-socialisme.
La prostitution : corriger les idées reçues
Autre symbole marquant : la prostitution. Et là encore, le sujet est épuisé, souvent par des personnes qui n’ont jamais mis les pieds en Thaïlande ou quelques reporters-touristes de passage qui commentent de visu. Première chose que l’on vous dit quand vous embarquez pour la Thaïlande : attention aux shemales ! Appellation d’origine pornographique qui renseigne davantage sur le passe-temps nocturne virtuel de ces bien-pensants détracteurs que sur le phénomène. Ici, on préfère les appellations khatoey ou ladyboy, moins subversives et stigmatisantes. Si certaines jeunes transsexuelles opèrent dans le circuit de la prostitution, la majorité ne l’est absolument pas. Elles sont socialement bien acceptées par la société thaïlandaise, relativement ouvertes d’esprit de par sa culture bouddhiste qui ne prône pas la stigmatisation et ne condamne pas, de ce fait, les orientations sexuelles.
Ces Thaïlandaises se retrouvent dans toutes les activités professionnelles, contrairement à l’idée conformiste qui s’emploie à les caser dans des métiers dits féminins (masseuses, coiffeuses, maquilleuses). Dans la majorité des pays d’Asie du Sud-Est, les enfants choisissent très tôt leur orientation sexuelle : il m’est arrivé de croiser tant des jeunes, sur le campus de l’Université de droit, que des collégiens khatoey dans la ville. C’est un point que je voulais aborder avant de poursuivre sur la prostitution qui gangrène (ou pas) le pays. C’est devenu presque normal de voir de vieux (et parfois des jeunes) européens en compagnie de filles de joie. L’on peut penser à première vue que ces hommes profitent de leurs situations économiques avantageuses pour monnayer leur relation. Ce n’est pas totalement faux sauf qu’il faut remonter dans l’histoire pour comprendre ce phénomène. Comme le disent ces femmes, les Thaïlandaises ne sont pas à vendre ! Difficile en effet de les croire car la réalité ne semble pas être confirmée pas leurs dires. Mais il existe toutefois une divinité importante en Thaïlande vers laquelle ces femmes se tournent et prient pour des jours meilleurs. Une divinité qui avait combattu des conquérants en leurs offrant des femmes pour les charmer et des spiritueux pour les enivrer. La nuit tombée, et profitant de leurs étourdissements, ces femmes les ont tuées en leur tranchant la gorge. Nous retrouvons encore le vestige de cette histoire dans l’inconscient de ces femmes qui viennent pour la plupart du nord du pays, une région campagnarde réputée pour sa pauvreté —Notons toutefois que le sud de la Thaïlande est très développé et Bangkok rivalise avec les grandes villes asiatiques comme Hongkong, Singapour ou Tokyo.
Il faut savoir que ces femmes arrêtent de se prostituer une fois qu’elles trouvent un mari pour les entretenir ou les sortir de leur misère. Pour elles, ce n’est qu’une situation de passage qui multiplie les chances de trouver un mari. Il ne faudrait néanmoins pas généraliser car les expériences et le vécu changent d’une personne à l’autre. Pour revenir à l’histoire, après les avoirs séduits et conquis, elles proposent à leurs maris d’acheter une maison et d’ouvrir un commerce dans leurs villes natales. C’est à ce moment-là que le piège se referme, car les terres, les commerces et les biens immobiliers ne peuvent être détenus par les étrangers. Ils doivent être majoritairement acquis par les Thaïlandais à hauteur de 51% et souvent, ces occidentaux s’associent à leurs femmes. En cas de litige, et c’est souvent le cas, elles gardent la possession de tous les biens et ces hommes n’ont plus d’autre choix que de retourner chez eux saignés à blanc ! Donc oui, les Thaïlandaises ne sont pas à vendre !
Hygiène et propreté
L’une des particularités de la Thaïlande, hormis ses îles exotiques, ses temples grandioses et sa cuisine mondialement connue qui font le bonheur des touristes russes et scandinaves en quête de températures plus humaines, c’est bel et bien sa propreté. On peut le constater en sillonnant les marchés de jour comme de nuit, ou en passant devant les stands de rue et autres commerces ambulants : chacun nettoie son périmètre. Lors de mon séjour à Bangkok, je n’ai presque jamais vu d’employé municipal nettoyer les rues, et ce quel que soit le quartier. Cela rassure sans conteste les touristes, qui osent s’essayer à la street food sans avoir peur d’attraper la tourista, et fait des stands et des commerces ambulants une des attractions principales de la ville.
Imaginez donc, la place Jamaa El Fna fusionnant avec le décor casablancais et ce, sans trouble ni atteinte au paysage ou à l’urbanité, au contraire ! Peut-être y a-t-il là matière à s’inspirer pour organiser les stands marocains ? L’hygiène et la propreté semblent être étroitement liées à la philosophie bouddhique, qui prône une grande rigueur, une propreté et un savoir-être dévoué à autrui que la plupart des Thaïlandais ont eu l’occasion de pratiquer intensément à un moment où à un autre : presque tous les jeunes hommes seront moines au moins une fois dans leur vie pour une période allant d’une semaine à plusieurs mois. Ainsi, contrairement au Maroc, les quartiers populaires sont, en Thaïlande, une destination de choix.
Les marchés noirs
Dernier point intrigant : le commerce. Et là encore, c’est fascinant! Dans le quartier Siam à Bangkok, quartier des malls par excellence, l’on trouve à l’intérieur de ces grands édifices futuristes, et faisant face aux grandes enseignes internationales, des magasins spécialisés dans les produits contrefaits : montres, téléphonie, ordinateurs, bijoux, vêtements. Vrais et contrefaçons cohabitent et l’agencement des magasins de contrefaçons n’a rien a envier à celles des grandes marques déposées. Libre à chacun de faire le choix de la qualité ou de l’imitation. L’Etat y trouve son compte, tous ces commerces étant réglementés et payant leurs taxes. L’Etat a donc pu négocier la présence des grandes marques internationales en leur ouvrant son marché, tout en imposant la présence des commerces de contrefaçon qui, sur une autre grille de lecture économique non déontologique, maintiennent une cohésion sociale car ils font vivre un nombre important de familles, et permettent l’accès à la technologie à une part accrue de la population. Au niveau sociétal, cela permet une traçabilité et un maintien de l’ordre, contrairement aux commerces anarchiques, et là je peux faire une connexion avec l’organisation chaotique de Derb Ghallef et des autres marchés noirs qui n’ont d’autre intérêt que de créer un semblant d’opportunités économiques à des acheteurs désireux de payer le prix le plus bas. En réalité, c’est un véritable gouffre financier pour l’Etat comme pour le citoyen. Si aujourd’hui la tendance est aux malls au Maroc, ces magasins ne remplaceront aucunement un marché noir : le pouvoir d’achat de la classe moyenne étant limité. Peut-être pourrait-on envisager d’intégrer ces filières, qui avouons-le existent dans l’ombre avec la complicité indirecte de l’Etat, dans l’économie réelle, et permettra ainsi une meilleure traçabilité et contrôle.
Sympa « l’autre » regard! :)