Quand un groupe de militants décide d’organiser un kiss-in en solidarité avec les adolescents de Nador, il se font violemment agresser par un citoyen assis sur une terrasse de café. Une scène qui en dit long sur le rapport qu’entretiennent les Marocains avec les libertés individuelles.
Il y a quelques mois, au détour d’une conversation avec un ami, et alors que la polémique bat son plein sur la petite culotte de Jessie J, celui-ci, pourtant résolument progressiste, m’explique qu’il est dégoûté par les réactions du clan moderniste. Je n’ai tout d’abord pas compris comment il pouvait avoir une réaction aussi rétrograde. Ce n’est qu’aujourd’hui que je le comprends. Ce n’est pas l’histoire d’une chanteuse qui se produit en culotte, c’est l’histoire d’une politique qui promeut une idée fausse – et dangereuse – de la modernité culturelle et sociale.
Car la politique culturelle marocaine, convenons-en, est limitée. Elle est limitée quantitativement et qualitativement. Et là où elle devrait être un tremplin vers une véritable modernité culturelle et sociale, elle n’est au contraire qu’un triste exemple de ce qu’est le Maroc de 2013 : des slogans creux, une bipolarité – voire une schizophrénie – qui confine à la démence, et surtout, un chemin ouvert à toutes les confusions conceptuelles de la part de ceux qui prétendent défendre des valeurs d’ouverture et de modernité, si tant est que ce mot ait un sens véritable.
Petite culotte, énorme confusion
Rappelons les faits : dans le cadre du festival Mawazine, Jessie J, chanteuse pop, se produit en petite culotte devant des dizaines de milliers de personnes. Des voix s’élèvent pour protester contre cette chanteuse hérétique qui sème la zizanie et l’irrespect au Maroc. Les contradicteurs rétorquent alors que c’est la modernité, et qu’il faut l’accepter en 2013. C’est là que le bat blesse. Car si le visage de la modernité est celui d’une chanteuse pop en petite culotte, alors je refuse d’être moderne. Le problème ici n’étant pas qu’elle se soit produite à moitié nue – après tout, si la scénographie l’exige – que l’idée de la modernité qu’on véhicule et qui se répand dans les esprits.
Car la modernité n’est pas un mot que l’on lâche au hasard. Car la modernité dont on parle n’est pas la modernité technique, on entend le mot au sens sociologique, au sens d’un système de valeur qui comprend un ensemble de thèmes, ceux de la liberté, la liberté politique, culturelle, sociale. Et réduire la modernité à une chanteuse en culotte comme l’ont fait certains est une énorme erreur – sans doute voulue -. Car en expliquant au peuple qu’être moderne c’est être nu, on le prive de la dimension beaucoup plus inclusive de la modernité, celle que l’on doit apprendre à l’école et dans les familles. En faisant cela, on prive notre jeunesse de sa capacité à discerner ce qui est rétrograde de ce qui est résolument moderne.
De quoi ceci est-il le résultat ?
Au-delà de la faillite de notre système scolaire, qui est resté ancré dans des valeurs sclérosées – lui, pour le coup, n’est pas moderne -, c’est la faillite de tout un pan de notre politique : la politique culturelle.
Cette politique, en plus d’être géographiquement limitée au « Maroc utile », est conceptuellement et idéologiquement vide de sens. Manifestation criante d’un Maroc qui vit par et pour sa façade « moderne », elle vit à coup de millions de dollars dépensés dans des événements grands publics qui sont certes, des réussites artistiques et scéniques, mais qui ne sont que rarement accompagnées d’un véritable travail de terrain sur la diffusion de la culture à tous les échelons de la société. Les coups d’éclat comme Mawazine n’arrivent qu’une fois dans l’année. Et encore, ce dernier n’est accompagné d’aucun débat sur le rôle de la culture au sein d’une société donnée. Les possibilités sont pourtant légion, tables rondes, conférences, résidences d’artistes.
Il ne s’agit pas d’attaquer Mawazine, ou le Festival du cinéma de Marrakech, qui sont des événements à la richesse programmatique incroyable. Il s’agit d’agir les 50 autres semaines de l’année au plus près du citoyen, et lui inculquer ce que sont les véritables valeurs de la modernité
Cette politique culturelle des grands événements est viciée et porteuse de ses propres contradictions. Comment faire accéder un peuple que l’on accuse à tort et à travers d’incivisme et d’inculture à une culture que l’on fait payer 1000 dirhams l’entrée, et qui n’est qu’une façade politique pour le pays. Pourquoi n’est-on pas capables de faire rentrer la culture dans les foyers, peut-on imaginer une capitale qui ne compte qu’un seul cinéma à proposer une programmation de qualité – et qui, rappelons-le, a été fermé pendant des années avant de rouvrir récemment à l’occasion d’une initiative privée -. Il ne s’agit pas d’attaquer Mawazine, ou le Festival du cinéma de Marrakech, qui sont, convenons en, des événements à la richesse programmatique incroyable. Il s’agit d’agir les 50 autres semaines de l’année au plus près du citoyen, et lui inculquer ce que sont les véritables valeurs de la modernité : celles de la créativité, de l’initiative. La possibilité, par exemple, de pouvoir se rendre dans une bibliothèque publique et y emprunter un livre, d’aller au cinéma et y regarder de bons films, et ce, en dehors de l’axe Casablanca-Rabat.
Pourquoi faut-il que les meilleurs événements culturels du royaume soient le fait d’initiatives privées sans aucun soutien du ministère de la culture, ou de représentations diplomatiques étrangères ? Le Maroc a-t-il à ce point un déficit patrimonial national que le citoyen doive compter sur une représentation étrangère pour aller écouter ses artistes ?
Bon baisers de Nador et autres facéties
Mais pourquoi ce sujet de Jessie J, 5 mois plus tard ? Car depuis la rentrée, l’actualité marocaine n’est qu’une succession de faits divers dont l’absurde ne cède qu’à l’invraisemblance.
Quand Ali Anouzla, journaliste de son état, se fait arrêter en vertu de la loi antiterroriste, certains médias – ceux-là même qui défendaient le droit de Jessie J à chanter en culotte – sont les premiers à accuser Anouzla et à réclamer que la justice suive son cours. Mais n’est-ce pas là la vraie forme de la modernité ? Laisser un journaliste au talent éclatant et à la plume acérée faire son travail, sans autres limites que celles prévues par l’éthique du journaliste ? Mais cette affaire, qui est sans doute la plus importante de cette rentrée, est après tout une histoire de règlements de comptes politiques. Passons.
C’est dans l’histoire du baiser de Nador qu’éclate au grand jour la faillite d’un système qui tente de concilier une façade moderne avec une société qui ne l’est pas. Quand trois jeunes personnes se font arrêter à 14 ans pour un baiser amoureux posté sur Facebook, sans doute pensaient-ils – et ils ont raison ! – que la culotte de Jessie J était leur laissez-passer. Car nous avons tous intériorisé cette idée de la modernité, celle de la nudité et de la liberté sexuelle. Et si elles en sont une partie, elles sont mineures. Et ils en ratent une grande partie, la plus importante. Celle relative à la société, à la liberté d’opinion, à la démocratie, aux libertés individuelles et collectives, et tant d’autres choses sans lesquelles le Maroc n’a rien de moderne. Il n’est qu’une schizophrénie collective et institutionnalisée.
La conclusion fait toujours mal. Très bel article :)
Je suis entièrement d’accord avec toi. Le gouvernement doit encourager la culture POUR la culture et non pour des considérations politiques/diplomatiques ou autre. J’aime ton article ;)
Excellent article :) J’ai toujours trouvé que l’identité culturelle du Maroc, ou plutôt son absence, est un sujet souvent négligé !