Dans Girls, la nouvelle série qui cartonne aux US, les héroïnes sont des girls next door qui galèrent dans un Brooklyn grouillant de jeunes hipsters de la génération Y. Lena Dunham (actrice principale et réalisatrice de la série) enchaîne stages non rémunérés, MST et plans mecs foireux… Quel rapport entre le microcosme new-yorkais de Girls et le roman égyptien La ronde des prétendants de Ghada Abdel Aal me direz-vous?
A priori aucun si ce n’est le parcours du combattant pour trouver un homme à sa convenance. La stratégie déployée est certes tout autre quand on habite dans une bourgade de province, à 150 km du Caire dans le Delta du Nil. Cependant, dans son roman tiré du blog Wanna B a bride, Ghada fait preuve d’un sens de l’autodérision sarcastique et jouissif à souhait qui nous rappelle celui de Lena Duhnam face à ses rencards de looseuse. Et comme cette dernière, elle pourrait devenir la voix d’une génération : celle des trentenaires égyptiennes, éduquées, indépendantes financièrement et toujours célibataires….
Un « marché » déséquilibré
En Égypte, à l’instar de nombreux pays arabes tel le Maroc, le célibat des jeunes-femmes devient un véritable phénomène de société. Dans les milieux urbains, les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes et se marient plus tard, voire pas du tout. Mais dans le cas égyptien, la féminisation de l’enseignement supérieur n’est pas le seul facteur en cause. En effet, il existe un déséquilibre démographique de base : les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Selon l’auteure il s’expliquerait par la volonté des Égyptiennes d’avoir un fils, elles feraient ainsi plusieurs enfants jusqu’à ce que la nature leur offre un héritier. Ce déséquilibre s’accroît également si l’on prend en compte l’émigration de nombreux hommes en Europe, aux USA et dans les pays du Golfe. Conséquence directe : les candidats potentiels au titre de mari se réduisent comme peau de chagrin et ces derniers en profitent pour imposer des critères de plus en plus exigeants :
« Les hommes sont devenus arrogants et se comportent comme si aucune femme n’était à leur hauteur (Faites mon Dieu qu’ils perdent la vue et la santé !). Il n’y a qu’à voir comment le type, toujours accompagné de sa mère, se comporte : il se permet de poser un tas de conditions : « Il faut qu’elle soit claire de peau, qu’elle ait les cheveux couleur café, les yeux couleur miel et qu’elle ressemble à Nelly Karim. » Qu’ils aillent se faire voir ! Non, mais regarde-toi d’abord dans le miroir mon gars ! »
Le mariage est donc un marché qui répond aux lois de l’offre et la demande : les produits (les femmes célibataires et désespérées) doivent se conformer aux attentes des clients (les « bons partis » cherchant une épouse), sinon point de salut. La jeune-fille n’a pas vraiment de marge de manœuvre et doit attendre qu’un prétendant se présente chez ses parents. Hors de question de prendre l’initiative, ce serait plus que mal vu par le garçon et elle grillerait sa réputation de bent nass, condition sine qua non pour espérer se voir mettre la bague au doigt !
Un leitmotiv : je veux me marier
Ghada a commencé à tenir son blog en 2006, lorsque jeune diplômée en pharmacie âgée de 28 ans elle fut « prise dans le tourbillon des prétendants ». Elle décide alors de s’exprimer librement sur un sujet assez tabou en Égypte car la convenance impose aux jeunes-filles de ne pas en parler sous peine d’être taxée de vulgarité. Jour après jour elle met en ligne ses tribulations de visites prénuptiales qui n’aboutissent jamais. Le roman se présente comme un journal intime où la narratrice, Bride, livre ses réflexions, s’interroge, et dresse une radioscopie des « mâles » égyptiens. Ils sont en tout une dizaine d’énergumènes à se succéder : l’ultra du club de foot Zamalek, le salafiste polygame, l’escroc-mythomane, le déjà marié à l’étranger à la recherche d’une bent bledi, le maniaque, le flic paranoïaque… tous plus pathétiques et ridicules les uns que les autres. Mais c’est surtout le talent de Ghada Abdel Aal dans sa manière de « croquer » ses personnages qui nous fait littéralement mourir de rire :
« (…) C’est ce que le prétendant porte à ses pieds : sandales marron taille 48 (à vue d’œil). Ahhhhhh ! Là, je vis un bug dans mon psychisme, venu des profondeurs émotionnelles. Des sandales, Bride ? Voilà à quoi tu es réduite. Tu vas épouser un type qui porte des sandales ! Ça suffit, Bride ! Tu ne vas pas faire ta fine bouche… À ce stade je suis prête à épouser n’importe quel être vivant pluricellulaire tant qu’il peut me sortir de la vitrine des célibataires. »
Trouver un mari en Égypte est une entreprise ardue et il s’agit plutôt de « choisir le meilleur parmi les mauvais » que de dénicher la perle rare. Si le glas des 30 ans a sonné, le couperet tombe : cela devient quasiment mission impossible car tous les prétendants que l’on vous présente ont forcément un défaut et sont de second choix (au mieux divorcé, veuf, vieux,etc). Mais heureusement, vous pouvez compter sur une armada de soutiens pour vous aider à accomplir la moitié de votre dîn. Dans le cas de Bride tout le monde est mis à contribution pour jouer les entremetteurs : tante Shoukriya, oncle Disko, la voisine Amani, la crémière du quartier, le baouab… Le rituel est toujours le même, avant la venue du prétendant il faut récurer l’appartement de fond en comble et se préparer. Mais ce dernier point est plus délicat que le ménage car il faut savoir s’adapter aux exigences du Bey : maquillage ou pas maquillage ? Et quels vêtements ? Faut-il la jouer réservée ou s’affirmer ? PRAG-MA-TISME, voilà votre maître mot. À vous d’anticiper et devinerce qu’attend le prétendant pour vous fondre dans le moule de ses désirs. L’affaire devant être conclue après seulement deux visites familiales, il ne faut pas tergiverser et faire preuve d’efficience.
Des relations hommes-femmes pathologiques
Au-delà de l’humour de l’auteure qui fait de la lecture du roman un pur délice, La ronde des prétendants est également un témoignage sur les relations hommes-femmes dans un pays qui est connu pour son harcèlement sexuel (plus de 80% des Égyptiennes déclarent en avoir été victimes -à ce sujet il faut voir l’excellent film de Mohamed Diab Les femmes du bus 678 – ). Le lecteur sera peut-être dérouté car s’il est bien question de mariage, les sentiments et l’amour sont rarement évoqués, voire pas du tout. En Égypte, pays conservateur, le mariage permet avant tout d’acquérir un statut social et il se négocie comme un contrat entre deux familles :
« Tout le monde se comporte comme si le mariage -et le mariage arrangé en particulier- est une opération commerciale. Le prétendant se dit que puisqu’il ne connaît pas la future mariée et qu’elle ne le connaît pas non plus, le plus intelligent sera qu’il conclue la transaction avec le moins de pertes possibles. La jeune femme, qui ne l’aime pas et se fiche complètement de lui, se dit qu’il faut qu’il paie un max et l’entretienne. Lui commence par radiner, et elle, elle essaie de lui soutirer le plus d’argent possible. Le tir à la corde commence alors. Soit la corde casse, soit ils trouvent un terrain d’entente et l’affaire se termine bien. »
Dans le chapitre intitulé « De la délicatesse et la féminité » Bride s’interroge sur les stéréotypes de genre ancrés dans les mentalités de ses compatriotes. Force est de constater en effet, que le manque de mixité est à l’origine d’une profonde méconnaissance et d’une incompréhension totale entre les deux sexes. Alors que les femmes rêvent de princes charmants et s’imaginent qu’une fois mariées elles vont pouvoir sortir, voyager, profiter…de leur côté les hommes sont à la recherche de créatures douces et coquettes pour entretenir leur foyer. Seulement quand Bride regarde dans son entourage, elle constate qu’aucune femme ne s’apparente de près ou de loin aux actrices Hind Rostum ou Leila Elwi, incarnations de cette « féminité »….
« Dites-moi : on est censé la trouver où la « féminité » dont ils parlent ? Ma mère, elle, est toute la journée dans sa cuisine. Notre voisine, tante Souheir, passe son temps à laver et étendre du linge. Quant à tante Amal, elle est occupée jour et nuit à hurler sur tante Souheir à cause du linge qui goutte sur son balcon (…) »
La féminité et la délicatesse ne sont de toute façon pas des qualités qui intéressent Bride. Notre héroïne n’a pas la langue dans sa poche et entend bien devenir une épouse tyrannique. Oui, tyrannique. Car dans un pays où les hommes se plaignent à « 99,9999% » de leurs femmes mieux vaut savoir manier « la volée de tatane ». Pour l’Égyptienne la vie à deux revient à jongler entre le ménage, les enfants, le travail, les courses et quand elle rentre elle doit en plus affronter les reproches du mari sur sa soi-disant mauvaise humeur. Alors que lui, il ne lève pas le petit doigt et dépense le salaire de sa chère et tendre au café. Mais si l’homme égyptien se plaint beaucoup, ça s’arrête là(Alhamdulillah) :
« Il n’est pas comme l’Indien qui, s’il se dispute avec sa femme, lui jette de l’essence au visage et y met le feu, ni comme l’Américain qui lui met une balle en pleine tête, la jette dans un fleuve puis part à sa recherche avec la police. Il n’est pas non plus comme le Français qui, lorsqu’il s’engueule avec sa femme, lui propose de se trouver un amant pour qu’elle se détende un peu. L’Égyptien, lui, il ne sait que gueuler »
La ronde des prétendants est un roman savoureux qui se dévore, en particulier grâce au brio de la traductrice Marie Charton qui a su rester fidèle à la prose haute en couleurs de l’aameyya(dialecte égyptien). Ghada Abdel Aal ne fait pas défaut à la réputation des habitants d’Oum El Dounia et mise sur un sens de l’humour à toute épreuve. Elle sait rire de son obsession et d’une situation qui est pourtant difficile à assumer dans une société qui évalue une fille en fonction du mariage.
Ce n’est pas un hasard si le livre est devenu un best-seller en Égypte où il en est à sa dixième édition et s’est vendu à 60.000 exemplaires. Aujourd’hui Ghada vit seule continue de travailler dans sa pharmacie de Mahalla. Elle tient une chronique dans les magazines Rotana et Al-Shorouk et son roman a même été adaptée pour une série télévisée. Âgée de 34 ans, elle ne désespère pas de devenir lalla laarossa. Et c’est tout le mal qu’on lui souhaite ! Et pour le bien…de l’amour et de la passion suffiront, car le talent, elle l’a déjà.
Référence de l’ouvrage :
Ghada Abdel Aal, La ronde des prétendants (Ayza atgawez) Éditions de l’Aube, octobre 2012, 15,80 €