En 2014, Onorient relatait déjà le travail d’Aïcha El Beloui, qui était alors une jeune graphiste casablancaise dont le label 9o9 affichait avec espièglerie les maux de la société urbaine marocaine. Depuis, ces mêmes thèmes se déclinent dans une ligne de crayon acerbe qui croque les angoisses du corps urbain et social. Rencontre avec Aïcha El Beloui.
D’un trait simple et caustique, Aïcha El Beloui dessine le visage de sa ville, Casablanca, Léviathan bouffon, et somme des psychés tortueuses de ses habitants, englués, empêchés, démembrés. Ville mutante comme une manifestation physique de l’univers mental chaotique de ses hommes. Devant ces dessins claustrophobes, on est d’abord piqué par la cruelle justesse du regard, avant de se laisser aller à une vague plus lancinante, réminiscence de la solitude au sein de la multitude urbaine.
Farouchement indépendante, Aïcha El Beloui construit un univers esthétique et thématique cohérent. Par là, elle manifeste son « en-droit d’être » au-dehors. Elle invoque ainsi la ville par des récits et des représentations intimes, et construit d’ailleurs en ce moment une cartographie de Casablanca racontée par ses habitants, mémoire vivace qui ne survit que brièvement aux assauts décidés des bulldozers, spéculateurs, et parangons d’une modernité prémâchée.
C’est à Derb Sultan, stigmate de ce corps urbain écorché, que nous discutons, quartier colonial rongé par les appétits, jalonné de friches hétéroclites, dont une prison silencieuse qui nous fait face, ruine qui se dérobe aux regards indifférents par une végétation qui y a repris ses droits immuables.
Tu es Casablancaise de naissance, et de vécu. Comment a évolué ton rapport à cette ville ?
Je l’ai d’abord vécue dans la frustration et la méconnaissance, avec cette ambivalence entre amour et haine qui m’habite toujours. C’est une ville qu’on aime malgré soi, qui attire dans sa monstruosité. Mais du coup, je ne la comprenais pas, la pratiquais mal et y étais très mal à l’aise.
Ce rapport a évolué quand j’ai débuté mes études d’architecture, et que je me suis spécialisée dans le domaine patrimonial. C’est grâce à la connaissance de la ville que j’ai véritablement commencé à la voir. Comprendre comment elle a été construite, lever les yeux du trottoir, nommer les lieux, cela m’a permis de l’aimer autrement.
La deuxième étape a été de vivre ailleurs, ça a changé mon regard sur les choses ici, dont notre rapport et notre pratique de l’espace public. Ailleurs dans le monde, là où on se sent plus libre, il y a une appropriation de la ville qui n’existe pas chez nous. Quand je suis revenue, j’ai décidé de me donner ce droit, de dire clairement, « Non, ça, ca n’est pas normal ». Avant je ne pouvais pas le dire, puisque je ne le savais pas. J’étais gênée, point. Aujourd’hui ça n’est plus le cas, parce que je suis consciente de mes droits, et que je me donne la possibilité de les exercer. Ca me coûte beaucoup d’énergie, mais j’ai pu établir une intimité, même une complicité avec la ville. C’est comme ça que l’on passe d’une entité qui nous rentre dedans, nous agresse, à un endroit où l’on se sent bien, dans lequel chacun trace son chemin.
Le dessin est une forme d’appropriation, un dialogue avec la ville. Je ne cesse de la découvrir en la dessinant, et en la découvrant je reprends mes dessins. Ma ville est une source d’inspiration intarissable, ça n’est pas seulement de l’observation.
Qu’est-ce qui t’a poussé à abandonner une carrière confortable en Norvège pour revenir au Maroc ?
Une rage extraordinaire de voir ce qu’on fait ailleurs. J’avais toutes les chances de mon côté ; je travaillais à l’UNESCO, et je cochais toutes les cases pour y évoluer. Mais je n’étais pas tranquille. De voir comment ça se passe chez les autres, à quel point ils donnent de la valeur à leur vie culturelle, aux différents éléments qui constituent leur identité… Quand je vivais en Norvège, j’ai jugé qu’on pouvait en faire des tonnes avec peu de choses, à partir la créativité modeste d’une société confortable, là-bas, tous les moyens sont bons pour mettre en avant leurs créatifs.
Je me suis interrogée. Nous, on a une culture de fou, et c’est le cas de le dire, dans tous les sens du terme ! On parle plusieurs langues, on est situé à un carrefour stratégique: notre culture urbaine est riche, mais on ne voit ça nulle part. Tout ce qu’on consomme vient d’ailleurs, tout ce qui vient de chez nous est dénigré, c’est خايب (ndlr : mauvais). Ne serait-ce que la langue ! Le fait de parler darija (ndlr : arabe dialectal marocain) déjà, راك حقير (ndlr : tu es médiocre).
Je me suis dit que ça n’était pas possible, et j’ai tout plaqué. Pour moi, il y avait urgence à faire ma propre chose. Je n’avais aucune qualification, ni direction précise pour cette chose. Alors j’ai lancé 9o9 (ndlr : litt. artichaut, polysémique en argot marocain, pouvant signifier problème) en réfléchissant de manière pragmatique. Que faire pour explorer et exprimer lisiblement les thèmes qui me sont importants ? J’ai donc commencé par faire du graphisme simple, avec une expression dialectale populaire, transposée sur des éléments de tous les jours qui peuvent naviguer dans l’espace public. Quand le projet a commencé à prendre une direction commerciale dont je ne voulais pas du tout, je suis passée à autre chose, aux photos, puis aux créations hybrides, en fait ça a été une évolution naturelle. Ce sont mes questionnements, mes déambulations, qui m’ont menés là où je suis.
Et cette rage, est-ce que tu l’as toujours ?
[La réponse fuse, immédiate] Oui !
Mais elle se transforme aussi, parce que je suis établie là. Je n’ai plus le recul que j’avais, j’ai perdu mes illusions aussi. Mais la rage est toujours ma raison de faire.Et pour qu’elle ne me tue pas, il faut que je la transforme. Soit je l’utilise, soit elle m’écrase.
Ton travail questionne l’espace urbain marocain. De quelle manière réinterprètes-tu ta propre expérience de citadine ?
Je sais comment je l’écris. Et je parle spécifiquement d’écriture car le dessin, pour moi, en est une. C’est une évolution ininterrompue d’un rapport à la ville qui prend ses sources à l’enfance, et auquel s’ajoutent des calques au fur et à mesure de ma formation, de mes expériences, ou de mes références extérieures. A un moment, j’ai eu besoin de dessiner Casablanca pour l’écrire telle que je la vois, telle que je la ressens, avec tous ces calques.
Au début, j’ai commencé par la photographier, mais ça ne me suffisait pas parce que j’avais besoin d’en dire des choses. La photo capture des instants de la ville, ça n’était pas suffisant pour moi. L’illustration s’est donc greffée à mes photos, – j’avais besoin de dessiner dessus -, avant que cette pratique ne disparaisse totalement pout laisser pleinement place au dessin.
Certaines choses sont spontanées, je suis très présente dans la ville. Je marche beaucoup, m’assois dans les cafés, prends les grands taxis (ndlr : taxis collectifs qui desservent à la fois la ville et ses alentours). J’observe, et cela déclenche un dessin. D’autres sont travaillées, quand je fais mes cartes par exemple, je commence par une phase de recherche avant d’échanger directement avec les habitants qui ont chacun une perception différente d’un même espace.
Encre sur papier (format original : 29,7×42 cm), extrait de triptyque. Source : Site personnel.
La façon dont tu pratiques quotidiennement l’espace public casablancais est un acte politique en soi. En tant que jeune femme, s’installer seule à une terrasse de café est déjà une revendication de son droit à être visible et autonome. Cette ville, j’ai l’impression que tu l’as conquise…
Mais c’est ce qu’il faut qu’on fasse tous ! On peut se la réapproprier si on s’y met, avec une conscience citoyenne, en nous disant «هذه المدينة أراها ديالنا وماديال تا شي واحد آخر» (ndlr : « Cette ville est à nous et à personne d’autre »).
Tout le monde a peur de Casa, on est 6 millions d’habitants ici, et on a peur les uns des autres. Et c’est pour ça que cette ville n’est pas à nous, et c’est pour ça qu’elle n’est à personne et qu’on est tous malades dedans.
C’est anormal. Et puis cette méconnaissance mutuelle des mondes, des quartiers qui y coexistent. C’est comme habiter une maison sans la connaître. Tu es incapable de la dessiner, incapable de la dire. Tu as peur des différentes pièces, il paraît même qu’il y a un غول (ndlr : monstre) dans les escaliers. Du coup, tu restes dans ta chambre.
Il y a une ségrégation sociale, et spatiale invivables. Les grandes villes sont contraignantes, mais elles comprennent normalement des endroits de répit, d’anonymat, pour respirer, et paradoxalement exister. Ici, le jugement te colle, les yeux te collent, les mots te collent, les mains te collent.
[Tout en parlant, Aïcha El Beloui agrippe ses bras pour ponctuer ses mots]
Je voulais justement aborder la question du corps, omniprésente dans ton travail. Tu imbriques constamment les corps, en joues, et en fais même la matière même de la ville. Peux-tu m’expliquer ce motif esthétique récurrent ?
C’est encore une fois le souci, ou l’obsession, d’exister dans la ville. La ville n’a pas existé avant nous, c’est nous-mêmes qui la faisons. Comment expliquer alors qu’on n’existe pas dans cette ville, que Casa soit, plus que nous ne soyons, nous.
Ici quand tu sors, tu as une mission, tu ne sors pas pour errer, pour flâner. C’est une obsession pour moi. Il y a des corps qui font la ville, mais qui y sont contraints, ils ont du mal à y exister. Tout ce qui fait que tu puisses être normalement, n’est soit pas permis, soit difficile.
Pourquoi ces corps sont-ils souvent désarticulés ?
Être un individu, faire, marcher, exister dans l’espace, c’est utiliser ses membres.
Ton statut de femme dans la société marocaine est-il une des sources principales de tes aspirations thématiques et esthétiques ?
Je pense qu’il y a des figures de femmes dans mon travail parce que j’en suis une. Mais la spécificité du genre s’efface de plus en plus avec l’approfondissement de ma compréhension de la ville.
Je laisse place à l’individu, qui est la racine même de la question. La présence de la femme en est une manifestation. Tout le monde se sent mal dans l’espace public, parce que l’individu n’existe pas, il n’y a pas de citoyens, il n’y a pas de droits innés. Si l’individu était complet, il n’y aurait pas tant de frustration. C’est d’abord une question de subalterne. L’homme ayant la force physique, le privilège juridique et religieux, fait de la femme son subalterne.
Forcément, je suis une femme, et tu ne peux simplement pas oublier ta condition de femme dehors. Tout le monde vient te rappeler le péché de ton corps.
Je ressens une angoisse claustrophobe omniprésente dans tes dessins. Comment ton audience perçoit-t-elle ton univers ?
La perception des gens ne dépend pas de moi. Je sais qu’elle peut même être ludique, j’ai un coup de crayon assez enfantin, donc certaines personnes restent seulement à la surface. On me dit parfois, « Ah amusant ! Sinon, tu travailles ? ». Parce que le médium dessin est associé au monde de l’enfance, il n’est pas pris au sérieux.
Je sais aussi que ça parle à certaines personnes, tel que moi j’ai voulu l’écrire. C’est ce qui m’intéresse dans le dessin, l’immédiateté de l’expression. C’est un médium bien plus démocratique que l’écriture par exemple.
Au-delà de ta présence sur internet, prévoies-tu d’exposer ?
Il y a eu des propositions d’expositions auxquelles je n’ai pas donné suite, parce que je n’y comprends rien. Pour que je fasse quelque chose, il faut que cela ait du sens dans ma démarche générale. Tout ce que je fais est cohérent. Or, ce que je vois du marché de l’art au Maroc me fait peur. Dès qu’on a une petite visibilité, on est récupéré par des galeristes qui y voient une opportunité commerciale. Il n’y a pas de direction, ni de suivi, ni même de compréhension de l’artiste. On a vendu, et après ? Je suis dessinatrice, et j’aimerais vivre l’évolution de ma profession telle qu’elle devrait se faire. Ici, le marché de l’art est totalement séparé de ce qu’est le marché de l’art à l’international. Moi, je m’en fous des étiquettes, d’être appelée artiste contemporaine, je fais mon chemin, ce que je comprends.
Là, j’ai commencé un travail qui m’a beaucoup plu, et que j’aimerai développer. Pour la Dubai Design Week 2017, j’ai réalisé une grande fresque de Casablanca sur un mur de 23 mètres sur 6. J’aime beaucoup cette présence physique ; c’est redonner à l’espace public ce que je lui ai pris. Je veux développer cette présence-ci, et pas celle des galeries. Je ne veux pas avoir affaire à des marchands.
Quels sont tes projets en cours ?
Deux fresques murales de cartes de villes, l’une à Tanger, l’autre à Marseille. Et puis, je développe un projet en particulier pour 2019. Ca s’appelle أحياء (ndlr : homonyme qui signifie à la fois quartiers et vivants). C’est l’interprétation de 12 quartiers de Casablanca à travers leurs habitants.
Quand on dit Casablanca, l’image qui vient est celle du film, ou de la mosquée Hassan 2, récemment. Puis, c’est tout. Quelles sont nos propres représentations ?
Pourtant, c’est tellement riche et divers. Mon idée est de développer 12 cartes complètement folles de quartiers. Chevauchercette idée qu’il n’y a pas d’image… إيوى (ndlr : interjection signifiant « eh bien ! »), créons-en ! On n’est pas morts dans cette ville. On est 6 millions.
L’idée c’est d’interviewer les habitants pour interpréter ces quartiers de manière totalement subjective, à travers les gens qui les pratiquent. A partir de là, développer des cartes, des dessins. Pourquoi pas une publication, et même une expo. Ce projet, je le conçois comme un recueil de ma démarche créative.
Sinon, toutes les villes m’intéressent. J’ai eu l’occasion de travailler sur les quartiers du nord de Marseille, et ça a été passionnant. Ce rapport à la Méditerranée, à l’ailleurs, à l’autre rive, être ici sans y être. J’ai interviewé beaucoup de gens pour qu’ils me parlent de leur quartier, surtout des femmes. Elles pleuraient toujours en me parlant. Un quartier, c’est vital, c’est une extension de son corps, un miroir de sa psyché.
Fresque de Casablanca. Image fournie par l’artiste.
Et pour finir, l’évolution de Casablanca, qu’en penses-tu ?
Casa c’est bien 24 images par seconde. C’est fou, ça change tellement vite. Je lisais un recueil de 97[1] dans lequel des intellectuels décrivaient des quartiers de la ville, et tu n’y reconnais rien. C’est fou. Une mutation permanente, anormale. On a l’impression d’une cellule cancéreuse. Et on est dans dedans, sans avoir la possibilité d’y être réellement. On la subit parce qu’il n’y a pas de conscience citoyenne. Si la ville ne te donne rien, tu ne lui dois rien non plus. Pas de droits, pas de devoirs.
(ndlr : C’est ça le Maroc !) ! وها المغرب هذا
Pour reprendre une notion de Kamel Daoud, c’est une ville de croyants, et pas de citoyens. On ne vit pas pour ici, mais pour un ailleurs.
[1]Collectif (1997), Casablanca, fragments d’imaginaires : textes et photographie, Institut français de Casablanca : Editions Le Fennec.
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