Clara Abi Nader et Mathilde Azoze exposent leurs photographies du Liban, à la galerie L’Inattendue de Paris, du 17 au 29 septembre 2018. Elles vivent entre Paris et Beyrouth depuis plusieurs années, et nourrissent leurs travaux de cet entre-deux. Leur exposition intitulée Au Retour : Liban, Terre de Quête est un hymne aux mouvements de la mémoire et à la recherche identitaire.
Dans les chroniques de leurs sites web, Clara Abi Nader et Mathilde Azoze dévoilent leurs questionnements identitaires, tout en subtilités.
À Clara d’écrire : « Si jamais vous faites le trajet Paris – Beirut, la meilleure partie de celui-ci est l’atterrissage. Ou la descente en mer… Si vous ne voyez pas la terre, vous pouvez très bien croire que l’avion va se transformer en épave maritime. C’est à ce moment-là que le rêve s’anéantit, ce moment où l’avion pose ses roues sur la piste et bascule de gauche à droite. La magie aura disparu.»
Et à Mathilde d’exprimer : « Si mon corps a pris l’avion du retour, mon esprit est resté là-bas, comme en exil. Je n’ai jamais vraiment su ce qui m’y retenait. Mais ce pays est devenu une obsession… Ce pays qui se remet comme il peut de ses blessures, hanté par ses fantômes, sans cesse en quête de renaissance et de reconnaissance. »
Elles vivent entre Paris et Beyrouth, et trouvent leur équilibre personnel et artistique dans cet entre-deux. Jamais complètement dans l’une ou dans l’autre des deux villes.
Onorient : Bonjour Clara Abi Nader et Mathilde Azoze. Clara, vous êtes photographe, née au Liban, et installée à Paris depuis 6 ans. Mathilde, vous êtes photographe, née à Lyon, et avez fait un voyage au Liban, il y a 5 ans, qui vous a littéralement marquée. Chacune avec vos mots, comment décririez-vous le Liban d’aujourd’hui ?
Clara : Ça va être dur de décrire le Liban en quelques mots. C’est un ensemble de belles et de mauvaises choses : les paysages, l’architecture mais aussi, la pollution, la destruction et les traces de la guerre civile.
Mathilde : C’est effectivement un pays très hétéroclite. Et moi, j’en ai marre quand je parle du Liban, qu’on me dise « ah mais ça craint pas trop là-bas ? ». Par la photo, j’essaye d’ouvrir des fenêtres sur ce qu’est le pays, et d’en dévoiler le plus de facettes possibles.
Une question pour vous, Clara : comment c’était de grandir au Liban, en tant qu’enfant, puis en tant qu’adolescente ?
C : C’était simple. J’ai été chanceuse de grandir dans une grande famille, et d’être très bien entourée. Toutefois, après l’école ou dès que je sortais dans la rue, c’était plus dur de me montrer comme je le voulais. C’est ça que j’ai fui, en quittant le pays. Je ne me sentais pas capable d’être qui je voulais quand je le voulais, surtout en tant que femme artiste. C’est vrai qu’il y a beaucoup de progrès au niveau du travail et de la culture, mais je crois que la société souffre encore beaucoup de traditions patriarcales qui emprisonnent les femmes : rester à la maison pour élever les enfants et s’occuper des tâches domestiques reste un schéma très répandu.
C’est ça que j’ai fui, en quittant le pays. Je ne me sentais pas capable d’être qui je voulais quand je le voulais, surtout en tant que femme artiste.
Comment avez-vous vécu votre installation parisienne ?
C : Le Liban étant un pays francophone et ouvert sur les cultures occidentales, je n’ai pas vécu de gros décalage culturel. La liberté que j’ai trouvée à Paris m’a permis de découvrir plus de facettes à mon travail. À Beyrouth, je me sentais renfermée et toujours dans le même contexte. Je crois que tout artiste a besoin de couper avec tout ce qu’il connait à un moment, et d’aller vers l’inconnu. C’est presque ironique mais cette distance m’a permis de me réconcilier avec mon pays, qui me désintéressait d’un point de vue photographique.
Pendant ce temps, Mathilde, vous au contraire, vous décidez d’aller au Liban pour la première fois, en 2013. Qu’est-ce qui a motivé votre voyage ?
M : J’y suis allée par le moyen d’un ami franco-libanais. D’origine maghrébine, je suis passionnée par le monde arabe, pour une question de recherche personnelle. Étant née en France, et n’ayant pas eu beaucoup d’informations sur mon pays d’origine, j’ai eu besoin à un moment d’aller moi-même à la rencontre de ces cultures. J’ai trouvé au Liban la culture qui me plaisait. J’en ai fait un endroit qui m’appartient, où je peux aller chercher ce dont j’ai besoin en terme d’identité. J’y retourne d’ailleurs le plus souvent possible.
J’ai trouvé au Liban la culture qui me plaisait. J’en ai fait un endroit qui m’appartient, où je peux aller chercher ce dont j’ai besoin en terme d’identité.
Quelles sont les situations qui vous ont le plus marquées durant votre séjour ?
M : D’abord, l’arrivée à Beyrouth. À l’aéroport, j’ai pris pour la première fois un service (taxi collectif libanais). Le taxi conduisait très vite, fenêtres ouvertes, musique à fond, sans ceinture, mais cigarette à la bouche, dans un trafic routier très dense. Le désordre de Beyrouth m’a saisie. Je m’y suis sentie bien tout de suite. Certes, c’est très pollué et très bruyant, mais c’est incroyablement vivant. Dans les rues, j’ai pu y croiser des personnes très intéressantes. Chacune de ces personnes a une origine, une confession, un parcours, un ressenti par rapport aux traumatismes d’une guerre encore très récente. En tant que photographe de rue et reporter, je me suis attachée à ce pays de par ces histoires. Et j’ai eu envie de les partager.
À présent, une question pour vous deux : pourquoi ressentez-vous le besoin de garder des traces du Liban en photo ?
C : Pour moi, la photo, c’est garder une trace d’une situation, pour la partager dans le futur, afin d’avoir un avant et un après. C’est mémoriser, de manière concrète. En ce sens, photographier le Liban est important pour moi parce que j’y ai grandi. Certains des paysages que j’ai connus changent. Ou alors, je les redécouvre autrement avec les années. Sur la photo ci-dessous par exemple, on peut voir à droite de l’image, un bâtiment inachevé. J’ai appris qu’il s’agissait d’un projet d’aquarium dont la construction, commencée en 1975, juste avant la guerre, avait dû être arrêtée. Depuis, ce bâtiment est toujours debout en cadavre et peu de personnes savent ce que c’est.
Certains des paysages que j’ai connus changent. Ou alors, je les redécouvre autrement avec les années.
M : La photo est mon seul moyen d’exprimer quelque chose qui m’a marquée. C’est un souvenir pour moi, un témoignage pour les autres. J’aime ramener ce que j’ai pu voir et ressentir par la photographie. Le Liban est un pays intrigant et mal compris, et le montrer ici à Paris me permet d’expliquer mon attachement à ce pays.
Parlons des motifs de votre collaboration pour cette exposition. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le regard photographique de l’une et l’autre ?
C : Au départ, chacune de nous a commencé le projet de son côté, sans que l’on se connaisse. J’ai exposé plusieurs fois la série à Beyrouth, et on s’est rencontrées entre temps. On a commencé à échanger sur nos travaux. Durant notre dernier voyage au Liban, on a parlé de l’éventualité de faire une exposition ensemble. Chacune a un rattachement différent au pays.
M : Nos travaux sont complémentaires parce qu’on n’a pas le même lien au Liban. Son travail expose ce retour dans son pays par l’espace, le vide humain et la nature. De mon côté, j’y suis allée et je m’y suis attachée volontairement. Nos photographies sont aussi différentes : Clara utilise des films pour ses photos de nature, alors que je fais des photos de rue numériques. Cette exposition est une manière de rassembler deux points de vue pour exposer différentes facettes de la ville.
Dans le monde arabe, l’appareil photo est encore souvent vu comme un outil d’espionnage, ou en tout cas, est mal accueilli. Quelles sont les transformations qui s’opèrent dans votre manière de travailler quand vous êtes au Liban ?
C : S’il y a un espace ou une photo que je veux prendre, je le fais, quelque soient les circonstances. À Beyrouth, on peut tomber sur certains partisans politiques, qui nous suspectent. Mais à Paris, on peut également tomber sur des personnes qui ne veulent pas être prises en photo ! Personnellement, la première fois que j’ai pris des photos de personnes dans l’espace public, c’était depuis une voiture. On est tout le temps en voiture à Beyrouth. Dans les embouteillages, on commence à regarder autour de soi. Il y a une proximité aves les autres conducteurs. On peut les observer, tout en étant protégé.e.s.
M (rire) : Le trafic routier à Beyrouth, c’est un peu le miroir de la société libanaise : un 4/4 à côté d’une merco défoncée, des nanas super refaites à coté d’un pépé avec son camion… Pour revenir à la question, de toutes les manières, photographier les gens demande une approche particulière. Il y a une distance à respecter, lorsqu’on intègre l’intimité d’une personne. Cela s’apprend par la pratique. Selon les sociétés, il y a également des codes à connaitre. Quand je suis au Liban, je ne suis ni pour ni contre : je ne suis pas libanaise, je n’ai pas une confession particulière, et je n’adhère à aucun parti politique. Les gens voient bien que je suis en observation et que je n’ai pas de mauvaises intentions.
Dans les embouteillages, on commence à regarder autour de soi. Il y a une proximité avec les autres conducteurs. On peut les observer, tout en étant protégé.e.s.
Clara, en lisant les textes sur votre site, on a l’impression que vous ne vous sentez à votre place ni à Paris ni à Beyrouth, mais que votre place vous la trouvez dans vos allers-retours, entre la France et le Liban : de manière concrète, dans l’avion entre le ciel et la mer, ou lorsque vous êtes sur terre, dans un espace mental que vous créez et qui vous sert dans vos projets. C’est globalement un sentiment qui est souvent partagé par les personnes vivants entre deux pays. Quel est votre rapport à cet état d’entre-deux, en tant que personne et en tant qu’artiste ?
C : C’est un état qui, au fil des années, a fini par me rassurer. Au début, c’était un dilemme. Je me demandais : « Qu’est ce que je fais ? Où est ce que je suis ? ». Quand je suis à Paris, Beyrouth me manque. Mais quand je suis là-bas, j’étouffe et j’ai besoin de respirer. Alors, j’apprends à faire avec cet entre-deux, parce que je choisis : j’ai choisi de partir et je choisis quand je rentre. Et je puise dans ces sentiments pour mon travail, même si c’est dur d’être dans un entre-deux. Sinon, à Paris, je me sens bien dans mon quartier du 18e arrondissement.
Mathilde, quant à vous, il semble que vous vous reconnaissiez dans les turbulences du Liban. Dans quelle mesure celles-ci vous apportent des éléments de réponse dans votre quête identitaire ?
M : Une quête identitaire se fait sur une vie entière. En tant que femme d’origine arabe, je n’en pouvais plus des discours négatifs et des généralisations sur le monde arabe. Alors j’ai voulu m’identifier au Liban, parce que j’ai pu y constater un élan vers le positif, concernant les droits des femmes par exemple. Malgré le poids des traditions, le désordre, la pollution, il y a des évolutions positives, et ça me fait du bien de voir qu’il y a un espoir.
Malgré le poids des traditions, le désordre, la pollution, il y a des évolutions positives, et ça me fait du bien de voir qu’il y a un espoir.
Clara, Mathilde, pensez-vous vous installer un jour au Liban ?
C : Je ne sais pas quoi dire. J’aimerais bien y retourner avec des plans. Ma famille y vit, en plus. Mais tant qu’il y a des choses qui ne changent pas au niveau de la politique, de la culture, de la pollution, de la corruption, des problèmes dont le peuple souffre tous les jours, je ne peux pas me voir là bas. Il y a plein de manifestations, sans aucune issue pour le moment. C’est ça qui me peine surtout.
M : Je voudrais m’y installer pour une période plus longue, afin de travailler sur un sujet de recherches par exemple.
Enfin pour finir, avez-vous des références à partager avec la communauté Onorient ?
M : On se rejoint pas mal sur nos références. Personnellement, j’ai pu assister à l’avant-première du dernier film de Nadine Labaki, Capharnaüm, prix du jury à Cannes, et sélectionné aux Oscars. Il sortira en salle à Paris, fin octobre. Elle y dépeint les fresques de la vie d’un enfant non déclaré, dans les rues de Beyrouth. C’est une des réalisatrices les plus affirmées au Liban en ce moment, et dans ce film, elle atteint un niveau inédit en terme d’esthétique et de propos. Sinon, je regarde beaucoup de films de réalisateur.rice.s arabes comme Hany Abu-Assad. Ce n’est pas facile de réaliser des films dans certains pays en raison des tabous et du manque de moyens de production. Il faut un certain courage pour réaliser un film dans le monde arabe.