A l’heure où la crise économique touche de plein fouet le secteur du bâtiment au Liban, Anastasia Elrouss avait une position que plus d’un.e envieraient. Diplômée en architecture de l’American University of Beirut (AUB) en 2005, elle a commencé par travailler chez Samir Khairallah & Associés au Liban puis chez Jean Nouvel à Paris.
De l’expérience individuelle à l’action collective : la genèse de Warch(ée)
A partir de 2011, elle a été associée fondatrice et directrice générale de Youssef Tohmé Architects and Associates. Ce nom est celui d’un architecte libanais superstar de grand talent. Sauf que comme partout, mais peut-être plus qu’ailleurs, le monde de la construction est un domaine encore majoritairement réservé aux hommes. Sur les chantiers, les artisans ne la prennent pas au sérieux et on s’interroge sur sa capacité à concilier travail et obligations familiales à venir. La frustration professionnelle et personnelle que ce climat a engendrée a poussé Anastasia à prendre des risques. En novembre 2017, elle quitte YTAA et fonde à 35 ans sa propre agence, dénommée Anastasia Elrouss Architects, dans le quartier de Gemmayze à Beyrouth.
Anastasia n’est pas la seule. Au gré de ses voyages et de ses chantiers à travers le monde, elle a pu constater que les inégalités étaient l’affaire de toutes. C’est pourquoi elle a décidé de créer, dans la foulée de son agence, l’ONG Warch(ée) qui se donne pour objectif d’abattre les obstacles liées aux stéréotypes genrés dans le monde de la construction, de l’architecture, de l’ingénierie et de l’urbanisme.
Anastasia Elrouss : « Je suis la troisième d’une famille de sept femmes. Après la mort de mon père lorsque j’avais six ans, les gens ont longtemps essayé de me forcer à avoir une référence masculine et je me suis toujours rebellée contre cela. J’ai grandi en pensant que je pouvais faire ce que je voulais. Mon rêve a toujours été de faire une différence positive en tant que femme à travers ma profession d’architecte urbaniste. Mon expérience professionnelle à cheval entre la France, les Pays-Bas, la Roumanie, Dubaï, le Canada, le Mexique et le Liban m’a prouvé que le chemin à parcourir pour les femmes reste immense et que leurs seules qualités ne suffiraient peut-être pas à assurer leur indépendance. Le projet Warch(ée) est issu de rencontres avec des femmes aux parcours atypiques, que rien ne destinait à se croiser, si ce n’est leur profession. Si leurs réussites individuelles ne sont pas partagées, le changement ne se produira pas. Notre intégration professionnelle ne se fera pas seule, elle se fera en échange les unes avec les autres. »
Un constat qui dépasse les frontières géographiques et générationnelles
L’une des premières productions de l’ONG est une vidéo collectant les témoignages de trente femmes porteuses de changement dans le domaine de la construction, de l’ingénierie, de l’architecture, du paysagisme, de l’urbanisme, du journalisme, de l’archéologie et de l’enseignement. En regroupant des femmes de tout horizon mélangeant les générations, les expériences et les cultures, chacune comprend ainsi la plus-value qu’elle peut apporter et participer au progrès collectif :
Autre production de Warch(ée), celle d’une enquête intitulée « Warchée enquête : les artisans du futur » dans laquelle des membres de l’ONG ont évalué l’opinion d’un panel libanais concernant la participation des femmes aux métiers de l’artisanat impliqués dans la construction. Les résultats ont montré qu’une large majorité considérait que les femmes étaient aussi capables que les hommes d’effectuer ces travaux (81,8%) et acceptait qu’elles travaillent pour leur immeuble ou appartement (86,3%), tout en reconnaissant l’existence de représentations négatives à leur encontre de la part de la société freinant leur participation (68,2%). Avant de lancer de nouvelles enquêtes numériques, l’équipe s’intéresse pour l’heure à expliquer la divergence entre les résultats positifs de l’enquête et la réalité du terrain.
AE: « Dans un monde en rapide urbanisation, notamment au Moyen-Orient, les femmes sont rarement tolérées, voire exclues de certaines professions. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont informés de la profession à laquelle ils peuvent ou non avoir accès en fonction de leur sexe. Et même si le nombre de femmes diplômées dans le domaine est élevé, leur présence reste rare. Or notre monde est confronté à de nombreux défis, notamment le changement climatique, le numérique et les progrès de l’intelligence artificielle.
Son imprévisibilité à venir doit être considéré par les femmes comme une opportunité et non une menace. A mon avis, elles doivent jouer un rôle crucial dans ce changement. »
Une équipe au féminin
La vice-présidente de l’association est l’architecte Michèle Laruë-Charlus, une collaboratrice d’Alain Juppé à la mairie de Bordeaux qu’Anastasia a rencontrée lors de sa participation à la biennale Agora, créée en 2004 par Madame Laruë-Charlus et dont elle est la déléguée générale.
Michèle Laruë-Charlus : « L’action porte en elle l’épanouissement de celle qui la mène, puisque les résultats en sont visibles, partageables, communicables. L’action bien menée sécrète la confiance en soi. S’engager pour Warch(ée) c’est dire aussi que demain, pour les femmes, la vie doit être plus belle qu’aujourd’hui parce qu’elles l’auront choisi et aidé à advenir : librement. »
Elle fait partie d’un conseil consultatif composé de dix spécialistes internationales et pluridisciplinaires afin de mieux étudier l’évolution culturelle des professions de la construction.
Les femmes comme figures de proue de l’innovation
L’objectif premier de l’ONG est de fournir aux femmes les outils et les opportunités pour trouver un emploi en tant que conceptrice ou constructrice. Le chômage touche près de la moitié de la population au Liban et le secteur de la construction connaît de grandes difficultés. Pour autant, permettre aux femmes d’acquérir les compétences attendues sur le marché du travail et la confiance en elles pour devenir financièrement indépendantes est plus que jamais nécessaire, non seulement pour elles mais pour l’ensemble des sociétés. Warchée souhaite les aider à se développer dans les métiers traditionnels de la construction, mais aussi encourager l’innovation. L’ONG envisage d’établir des partenariats avec des entreprises afin qu’elles soient enclines à embaucher les femmes suivies et formées par l’association.
A partir de 2019, une série d’actions devrait être organisée. La première est la construction d’une maison des femmes « Warchée Green Pavilion® » dans le parc urbain Horsh Beyrouth afin de créer pour les femmes des activités économiques à temps flexible en relation avec la ville. Cette structure en bois, respectueuse du contexte du site, comportera notamment une ferme urbaine, en collaboration avec Zina Fine Herbs et plusieurs espaces conçus et gérés par des femmes du quartier. Co-working et solidarité doivent constituer un moteur économique pour ces dernières.
Une classe mobile (« Dream Crafters Mobile Hub® »), en partenariat avec la fondation Saradar et son Mobile Learning Program®, se rendra dans les diverses régions du Liban afin de proposer des programmes de sensibilisation et d’initiation aux pratiques de la construction, y compris aux personnes âgées de plus en plus nombreuses à devoir se reconvertir. Des workshops (« Dream Crafters Workshops® » où seront enseignées des techniques de bricolage « Do it yourself ») et des tables rondes (« Future Creators Round table® ») seront également organisés.
Parce que chaque initiative de sororité compte, il nous tarde de découvrir et de participer aux premières activités de cette association, au Liban et ailleurs.
Pour suivre l’actualité de Warch(ée) :