Carnet de voyage, vie de femmes à tout faire, immigrées à Beyrouth (2/3)

Au Liban, l’emploi de femmes à tout faire immigrées dans les foyers est pratique courante. Elles cuisinent, font le ménage, partent faire les courses, s’occupent des enfants, participent à la bonne tenue de la maison de leurs employeurs. Elles résident pour la plupart chez leur patron mais certaines d’entre elles ont fait le choix d’avoir leur propre logement et font des heures de ménage, à droite, à gauche. Outre leur emploi, ces femmes partagent toutes le fait d’être immigrées au Liban pour une durée plus ou moins longue, le temps de gagner à un peu d’argent à rapporter au pays natal. Selon les estimations, on dénombrerait 250 000 travailleuses domestiques immigrées au pays des cèdres, venant principalement d’Ethiopie, Bangladesh, Philippines et Sri Lanka. On Orient est parti à la rencontre de ces femmes pour enquêter sur leur vie très particulière et leurs expériences en tant que femme étrangère au Liban.

Solidarités et spiritualités

Pour son deuxième article du carnet de voyage au Liban, Onorient a suivi, plusieurs dimanches d’affilée, des femmes éthiopiennes, malgaches, et ivoiriennes afin de s’immerger dans leurs rituels et pratiques dominicales à Beyrouth. Se déroulant à peu de choses près selon les mêmes rituels ces dimanches auprès de ces femmes furent à chaque fois riches en activités, en solidarités et en spiritualité. Onorient retrace une journée-type, auprès de Roseline, femme trentenaire ivoirienne, arrivée au Liban huit ans plus tôt pour exercer en tant que travailleuse domestique.

Après quelques expériences professionnelles malheureuses, Roseline* a décidé de ne plus loger chez ses employeurs. C’est donc dans l’appartement loué avec d’autres femmes immigrées que Roseline se réveille ce matin-là. Dans sa chambre joliment meublée, elle se prépare pour sortir. Il est 7 heures, heure à laquelle elle commence le travail en semaine. Là, elle recouvre son visage d’un maquillage léger après avoir choisi sa tenue du dimanche. L’excitation à l’approche de cette journée sans travail se lit dans ses yeux. Elle semble libérée de toute pression, du stress et de la fatigue de la semaine.

A 9 heures, elle va prendre un des bus passant par la montagne libanaise où elle réside, pour l’amener à Beyrouth. Le bus déglingué, roulant trop vite, transporte essentiellement des femmes immigrées au Liban. Elles s’en vont rejoindre leurs amies. C’est dans la capitale qu’il faut être le dimanche. Après une heure de route, le taxi bon marché succède au bus inter-cités. La conversation rituelle avec le conducteur se met en place. Il demande à Roseline de quel pays elle est originaire. Elle lui répond, dans un arabe quasi parfait, qu’elle est libanaise. Incrédulité de la part du chauffeur, qui tente de comprendre, par un questionnement poussé, comment une femme noire peut être libanaise. Roseline lui raconte une histoire, inventée de toutes pièces et qu’elle ressort à chaque fois qu’on lui demande, sans trop de raisons, sa nationalité. Pas sûr que le chauffeur soit convaincu par ses explications, mais, au moins, Roseline aura pu souligner, le temps d’un trajet jusqu’à l’église, les préjugés latents auxquels elle fait face quotidiennement.

Dans les bus vétustes de Beyrouth, la présence de femmes immigrées, de travailleurs migrants et de réfugiés syriens l’emporte sur celle des Libanais.

Les messes dominicales, entre lieu de culte et sentiment d’appartenance à une communauté

Arrivée depuis peu au sein de l’église protestante, Roseline s’est rapidement liée aux autres croyants camerounais, français, ivoiriens, libanais et malgaches. L’assemblée est principalement constituée de femmes à tout faire immigrées au Liban qui se retrouvent, tous les dimanches, entre les murs de l’église. Outre le culte, l’église joue un rôle particulier dans la vie de ces femmes. Pour les patrons peu enclins à donner un jour de congé et une autorisation de sortie, le fait que la femme travailleuse domestique aille à l’église représente une sorte d’assurance de ses bonnes fréquentations. La sortie à l’église est donc légitimée dans un pays où le poids de la religion est très fort.

Assez paradoxalement, pour ces femmes immigrées, l’église constitue un lieu de contournement de l’autorité des employeurs. En effet, la rencontre chrétienne dominicale permet à ces femmes de développer un sentiment d’appartenance à une communauté. Elles, pour qui le cercle familial a été brisé par l’expérience de la migration, c’est souvent via la religion qu’un groupe de référence, de solidarités mais surtout de soutien psychologique est reconstitué. L’église permet de rompre avec le travail solitaire et subordonné pour se retrouver, tous les dimanches, à égal avec d’autres femmes immigrées. Généralement introduites par une amie dans l’église, ce lien amical suffit à assurer la présence hebdomadaire de ces femmes dans le lieu de culte. Dans la semaine, les liens sont entretenus par des messages sur le groupe WhatsApp de l’église. L’aspect communautaire semble donc primer d’autant plus que, si le culte est protestant, beaucoup des fidèles sont en réalité de confession catholique ou évangélique. Au-delà des clivages religieux, ce sont les sociabilités qui l’emportent.

Après le culte où les voix de la chorale malgache ont résonné à intervalles réguliers, les croyants se retrouvent dans le jardin jouxtant la salle de prière. Un café est partagé alors qu’un envoûtant muezzin s’échappe de la mosquée se trouvant de l’autre côté de la rue. Durant ce moment de réunion après le culte, les femmes se retrouvent bien souvent par nationalité. Ce sont des considérations linguistiques qui semblent justifier ces regroupements. Les Malgaches sont assises dans un coin alors que les femmes francophones constituent un autre cercle.

Le café après la messe se transforme bien souvent en un véritable festin que les femmes ont préparé le matin même, sur leurs heures de repos. Cette fois-ci, elles cuisinent pour leurs amies, elles ne sont plus servantes mais hôtes et « représentatrices » de la gastronomie de leur pays.

Vers 13 heures, par petits groupes de quatre ou cinq, les fidèles quittent le temple. Certaines s’en vont à Dawra, d’autres rejoignent l’appartement d’une amie où elles cuisineront des plats locaux servis dans de jolies assiettes, dimanche oblige.

Les églises informelles de femmes domestiques immigrées, une reproduction des rituels religieux africains

Roseline, elle, gagne l’église évangélique animée par des croyantes camerounaises et ivoiriennes. Pratique assez courante dans les réseaux religieux africains de Beyrouth, ces églises s’apparentent à des groupes de prière dirigés par un pasteur. Les croyants se réunissent le dimanche dans un appartement qui fait office de salle de culte. C’est par le bouche-à-oreille que les femmes immigrées prennent connaissance de l’emplacement de ces églises informelles.

Non rattaché à une institution dans le pays, ce type d’église est le reflet des nouveaux christianismes présents dans certains pays du continent africain. L’évangélisme y connait, en effet, un essor progressif depuis la seconde moitié du 20ème siècle. Issus du protestantisme, ces mouvements mettent l’accent sur les dynamiques individuelles, sur une amélioration du quotidien et visent en tout premier les populations les plus précarisées en espérant leur apporter des réponses. Pratiqué sous des formes diverses, en petits groupes ou en assemblées immenses, il est assez difficile de caractériser ce nouveau fait religieux.

Dans l’église où se rend Roseline, c’est une dizaine de femmes qui se réunit chaque dimanche. L’appartement offre le luxe d’avoir une salle uniquement dédiée au culte. Murs blancs, rideaux bleus cachant les fenêtres, autel où sont posées des bouteilles d’huile en offrande, et chaises y faisant face, la petite salle est épurée. Ce jour-là, le pasteur est absent, c’est l’assistante qui dirigera le culte et fera l’étude biblique entrecoupée, toutes les deux phrases, d’« Hallelujah ! » auxquels les femmes répondent, infailliblement, « Amen ! ».

Les chants accompagnés de danses se succèdent, les gestes sont libérés et les paroles résonnent. Peu à peu, les corps perdent leur contrôle et les transes commencent au moment des prières. La tension créée par la prière monte dans l’air étouffant beyrouthin en même temps que le volume sonore s’amplifie. Le paroxysme est atteint, cela se sent, se voit et s’entend. La pression redescend doucement comme elle est arrivée et les femmes parties en transe semblent se réapproprier leur corps. Pendant les deux heures et demi de culte ; prières, transes, chants, et lectures s’alternent.

Moment de libération physique et mentale, de toutes les chaînes auxquelles ces femmes sont rattachées au Liban, la religion parait être l’élément où elles puisent leur force, dans un culte recourant parfois à une lecture sorcellaire de la religion et de la vie quotidienne où mauvais esprits et divers démons sont à repousser.

Après le culte très intense et émotionnellement éprouvant, les femmes se réunissent autour d’un gâteau alors que d’autres se retirent pour passer un appel à la famille restée au pays. Pour Roseline, la journée est loin d’être finie. Elle doit aller faire quelques achats à Dawra.

Dans l’église évangélique, le temps de la prière et des transes est imminent.

La constitution d’un tissu social des travailleurs immigrés au Liban

Alors qu’elle fait une partie de la route à pied, car les femmes à tout faire immigrées n’ont pas de voiture, Roseline croise tous les 100 mètres une connaissance plus ou moins proche, une ancienne colocataire, une femme avec qui elle faisait des ménages, le copain d’une amie. Un tissu social s’est constitué entre les travailleurs migrants du Liban et ce moment passé auprès de Roseline en est l’exemple parfait. Mêlant à la fois empathie, soutiens et amitiés réelles, les solidarités se développent. On donne des conseils, fait d’éventuels prêts financiers, héberge quelques nuits, essaye de trouver un nouvel employeur pour une amie venant de quitter le sien, met en contact avec des professionnels pouvant aider à la régularisation de la situation si besoin…

Pour la diaspora de l’Afrique francophone, les liens se mettent en œuvre de façon inter-nationalitaire, alors que pour les autres communautés immigrées, les solidarités s’exercent généralement entre compatriotes d’un même pays d’origine. Ce sont surtout des considérations linguistiques et culturelles qui entrent en jeu. Des soutiens sont toutefois possibles au-delà de l’aspect identitaire, c’est alors la condition de femme à tout faire immigrée qui réunit ces personnes.

Les femmes à tout faire community leaders, un rôle essentiel dans les dynamiques de solidarités

Au sein de chaque communauté diasporique et sans être véritablement institutionnalisé, des femmes ayant plusieurs d’années d’expérience professionnelle au Liban et un réseau développé, prennent le rôle de community leader. Ce sont alors des figures de référence, connues par les travailleuses domestiques, vers lesquelles les femmes en détresse se tournent pour demander conseil. Les interactions se font essentiellement via WhatsApp, moyen de communication simple pour des femmes aux emplois du temps chargés et à la liberté de mouvement limitée. En fonction de la demande, la community leader traite aussi bien avec l’employeur, que des avocats, des services diplomatiques, des travailleurs sociaux… L’une d’entre elle nous explique que son rôle consiste aussi à faire revoir les attentes, beaucoup trop hautes, des travailleuses domestiques. Quand le salaire est versé régulièrement, que les horaires de travail sont décents, qu’un jour de repos est accordé par semaine, que la violence physique n’a pas lieu, la community leader conseille alors de prendre son mal en patience en attendant la fin du contrat de travail, pour rentrer dans son pays.

D’un autre côté, pour les ONG, le travail en collaboration avec les community leaders est essentiel. Elles sont la porte d’entrée aux réseaux des travailleuses domestiques immigrées. Sans elles, être en lien avec les femmes à tout faire, obtenir leur confiance pour leur proposer des services sociaux, psychologiques, juridiques, serait bien plus difficile. Le rôle joué par ces femmes, à la fois activistes et travailleuses domestiques, est donc primordial dans les dynamiques de solidarité pour les femmes immigrées au Liban.

Même si elle n’est pas community leader, Roseline soutient, aussi bien qu’elle le peut, ses amies sans papiers. Après avoir fait ses achats à Dawra, elle rejoint une proche amie vivant avec sa fille âgée d’1 an, dans la banlieue de Beyrouth. Elle veut lui parler des services proposés par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Quelques mois plus tôt, et après être passée par une longue procédure administrative, Roseline a réussi à faire régulariser sa situation au Liban grâce à l’Agence. Elle partage donc son expérience avec son amie, lui donne le numéro de téléphone à joindre, lui procure quelques conseils et propose de l’accompagner à son premier rendez-vous.

Suite à cette proposition, et sans doute du fait de la présence de notre équipe dans la pièce, les deux femmes se sont mises à raconter certains passages de leur vie au Liban. Par petits morceaux, échelonnée au fil de nos rencontres, l’histoire de Roseline nous fut dévoilée.

L’amie de Roseline et sa fille

(*) A la demande de la personne interrogée et pour des raisons de confidentialité, le prénom a été changé.

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