Tanjawi : Omar Mahfoudi expose les tangérois, au Point Éphémère

© Omar Mahfoudi

Le peintre, vidéaste et photographe tangérois Omar Mahfoudi présente son travail au Point Éphémère à Paris du 6 au 24 juin prochain. Il a posé son regard sur les hommes de sa ville et dévoile leur rudesse et leur poésie quotidiennes. A travers Tanjawi : sensualité et violence des hommes au Maroc, l’artiste montre des morceaux d’histoires et d’émotions, disséminées sur une variété de supports avec des photos, des dessins et une vidéo, La Playa.

Rencontre.

Vous dites que vous souhaitez explorer d’autres images que celles portées par votre société ou celles orientalistes. Quelles sont ces images dont vous voulez vous détacher ? Et comment travaillez-vous pour le faire ?

Je souhaite explorer autre chose que l’image que l’on se fait du Maroc, orientaliste, folklorique, exotique… Je regarde ma ville, Tanger, telle qu’elle est, sans fard et sans filtre et disons d’un point de vue sociétal. C’est à dire que je considère les réalités sociales d’un point de vue collectif.
Il faut se rappeler certaines évidences très lointaines des européens, mais pour ne citer que celles-là : les femmes sont censées être vierges jusqu’au mariage, la plupart des gens ne font pas d’études et sont au chômage, vivent jusque très tard chez leurs parents, n’ont ni sécurité sociale, ni assurance chômage ou retraite etc. Cela a des conséquences et marque la population. Ce sont ces stigmates qui m’intéressent. Je lis tout cela sur le visage de mes compatriotes. Cela crée des images dans ma tête, et ce sont ces images que je montre dans cette exposition, en les dénuant de tout affect politique. Je montre la vie, telle qu’elle est, à Tanger. C’est celle que je connais et dont je me sens proche.

Vous avez choisi le thème de l’amitié masculine. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

J’ai vécu 35 ans au Maroc, entouré d’hommes depuis tout petit et c’est ainsi que la vie se passe, entre hommes. Les femmes existent, évidemment puisque la cellule familiale est omniprésente. Avec Tanjawi je me focalise sur la fraternité. Et de fait : les hommes sont entre eux, dans les cafés notamment.
Désormais je vis à Paris, avec ma femme et ma fille et je me rends compte de cela et j’avais envie de le montrer. Grâce à la distance, je peux mesurer que les liens qui unissent les hommes au Maroc sont particuliers, sans être pour autant ambigus. Cette subtilité m’intéresse.

La Playa – photo extraite de la vidéo © Omar Mahfoudi

Dans la Playa, vous faites des choix artistiques comme le noir et blanc et une musique très spécifique, un peu » angoissante ». Pouvez-vous raconter votre cheminement pour arriver à ces choix et les raisons ?

Dans la vidéo La Playa, je voulais me détacher de toute notion temporelle ou géographique. D’où le choix des cadrages et du noir et blanc et de cette atmosphère lunaire. Je me suis vraiment concentré sur le geste plastique. Je pense alors au cinéma néo-réaliste italien. Ensuite, dire que c’est angoissant, c’est très personnel et je ne le ressens pas ainsi. La musique est montée à l’envers pour appuyer l’esthétique générale, qu’elle sert en brouillant les pistes.

Vous expliquez vouloir montrer les choses d’une manière crue et d’une certaine façon le résultat est assez « dur » ou « dark » disons, comme vos dessins par exemple. Quel est votre ressenti là-dessus ? Et comment la poésie arrive à transpercer la noirceur ?

Je ne suis pas sombre, ni dur, c’est plutôt le contraire et en effet les quelques personnes qui ont vu ces travaux rejoignent votre sensation et s’en étonnent lorsqu’elles me connaissent. Pour moi tout part de ce  que j’observe et je fonctionne ensuite comme une éponge : c’est le sujet sur lequel je me penche qui est dur, la vie des tangérois est dure. Pleine de contraintes, et avec l’âge ça ne s’arrange pas. En revanche il y a de la poésie dans mon travail car la noirceur que je montre est adoucie par mon amour pour Tanger et mes proches, ma famille et les amis des cafés. Car ces personnes sont réelles, je les côtoie et je les apprécie, pour plein de raisons. Je bois le thé avec eux, et ils sont plus jeunes ou plus vieux que moi, ils sont chauffeurs, serveurs, dealers, handicapés et ils me racontent leurs histoires et leurs impressions. Au Maroc tu ne choisis pas ta vie : ça implique tes proches, ta femme, ta religion, ton travail, la vie et la société impose et écrase tout. On ne te demande pas ton avis. Il faut suivre la masse.

On le voit dans votre travail et dans la vie, ces amitiés masculines sont souvent très proches, sensuelles. Pourtant, l’homosexualité est encore très taboue ou rejetée. Quel est votre regard là-dessus ?

Les relations entre hommes sont claniques puisque tu es toute ta vie dans la même ville, tu as grandi avec les hommes que tu croises chaque jour. Tu as partagé beaucoup depuis l’enfance, et cela crée une proximité et des liens, c’est évident. Mais ce n’est pas pour autant, encore une fois, ambigu. En revanche c’est sûr que ça crée une dichotomie raide avec le rapport aux femmes imposé par l’Islam. De même que si homosexualité il y a, on ne le sait pas, à moins de quelques excentriques, chers à Tanger. L’homosexualité existe, les gens le savent mais cela doit rester privé et caché. Si tu veux l’afficher aux yeux de tous, ça devient un problème et peut déchainer comme on l’a vu sur les réseaux sociaux ou dans la presse la violence. C’est le poids de la tradition et de la religion. Et c’est très différent de ce qui a pu exister lors de la période pré-islamique, comme le dépeint le poète Omar Khayyam ou de manière plus contemporaine l’écrivain tangérois Mohamed Choukri dans ses livres Le temps des erreurs et Le pain nu.

Avez-vous exposé ce travail à Tanger ?

Ces travaux étaient en cours quand je vivais à Tanger et je n’avais rien conceptualisé. C’est avec le temps et la distance que cette exposition s’est imposée à moi, en discutant avec la curatrice Gwenaëlle Kerboul avec qui j’ai imaginé cet événement. L’éloignement est pour beaucoup sur ce regard que je porte sur Tanger. On ne parle pas de ce que l’on vit, il n’y a pas de regard critique.
Personne à Tanger n’a vu ces travaux mais je serais très heureux que les personnes qui apparaissent sur les
photos, dessins ou la vidéo puissent voir cette exposition, et puissent être fiers d’apparaitre dans un travail artistique qui a été présenté à Paris. J’ai croisé le garçon d’une photo l’autre jour dans la médina ; il a grandi et est faux guide, il doit avoir 14 ans maintenant. Il m’a reconnu et m’a demandé sa photo, que je lui ai envoyée. J’ai pu lui expliquer ce que j’allais en faire et il était hyper heureux.

Dans l’idéal, qu’aimeriez-vous que le public ressente face à votre travail ?

Et bien le thème est une chose et le résultat esthétique en est un autre et se dissout dans le geste plastique : des photos dont les protagonistes sont de dos, des dessins tels des portraits robots, à l’encre et dont le geste initial est la tâche. Quant à la vidéo elle est plutôt lente, contemplative et le tout révèle surtout, au-delà d’une critique politique, un regard humaniste. C’est une évolution de mon travail dont la forme révèle mes recherches des 3 dernières années. Libre à chacun d’y voir ce qu’il veut. J’espère révéler une intimité, un humanisme, un espoir et beaucoup de dignité.

Si vous voulez ajouter quelque chose…

Merci à tous ceux qui ont participé de près ou de loin à cette exposition. Aux amis tangérois, et aux autres parisiens qui m’ont aidé : Ann Céline pour la partie graphique, Aymeric, Mohamed, Nico pour les djsets, Gwenaëlle et ma fille Louise, qui découvre mes dessins en avant-première. Et le Point Ephémère pour l’invitation.

 

Vernissage le mercredi 6 juin de 18h à 22h

Avec un djset de Mohamed Sqalli - collectif NAAR.

Laisser un commentaire