Sur un fond électro, le texte sonne comme un poème en fusha (arabe littéraire). Le rythme est scandé, la diction parfaitement maîtrisée, et les mots tranchent. A Beyrouth, les rappeurs sont nombreux, mais il ne faut pas plus de quelques secondes pour reconnaître El Rass.
Le rap pour la contestation
El Rass, de son vrai nom Mazen el Sayed, est originaire de Tripoli, la principale ville du nord du Liban. C’est là-bas qu’il commence à rapper, au milieu des années 1990. A cette époque, le hip-hop n’existe pas vraiment dans le pays. C’est à la radio que Mazen et d’autres jeunes libanais découvrent les premiers rappeurs algériens, chefs de file du rap arabophone. « A cette époque, personne n’avait encore rappé en Arabe, se souvient Mazen. Pour nous, c’était vraiment inspirant ». Alors qu’il n’a qu’une quinzaine d’années, Mazen écrit déjà des poèmes. Il comprend donc rapidement les possibilités infinies que lui offrent le rap.
Mais si Mazen est attiré par le hip-hop, c’est aussi parce qu’il s’intéresse à la politique, et que le rap est intrinsèquement contestataire. Depuis 1976, Tripoli, deuxième ville du Liban, est occupée par le régime syrien. « A cette époque, la ville entière était sous le contrôle des services de renseignement syriens, souligne Mazen. C’était une prison à ciel ouvert ». En 1994, lorsqu’il commence à rapper, les perspectives sont limitées pour les jeunes de la région, et peu de personnes osent défendre des idées véritablement contestataires. « Politiquement, mon cercle et moi nous situions dans une espèce d’entre-deux par rapport à la majorité des habitants de Tripoli, explique Mazen. Nous avions des opinions différentes, qui nous semblaient fondées sur des valeurs morales.»
Rapidement, j’ai compris que la seule façon de défendre mes idées sans qu’elles ne soient récupérées ou associées à un courant politique, c’était le rap.
Dans ses premiers morceaux, Mazen cherche la confrontation, comme s’il s’était donné pour mission renverser l’ordre établi. Il critique le capitalisme et ses illusions, les institutions religieuses, et la politisation de la religion en général. Il parle aussi d’orientalisme, de dictatures et d’oppression.
En 2011, Mazen devient El Rass, « la tête », en Arabe. Un nom de scène qui donne le ton. Lorsque Mazen écrit, chaque mot pèse car tout est intellectualisé. Le texte, qui foisonne de références littéraires et historiques, est construit comme un poème, avec ses vers, ses assonances et allitérations, ses rimes. L’ensemble donne un effet rigide mais efficace, d’un esthétisme et d’une puissance que les non-arabophones devinent, et que les arabophones ont la chance de saisir pleinement.
En 2012, dans Oumet el Zolom, El Rass parle du gouvernement syrien. D’un régime pseudo-laïc se présentant au monde occidental comme le seul rempart contre l’extrémisme religieux. D’une révolte qui serait récupérée par des mouvements islamistes soutenus par les régimes occidentaux et les monarchies du Golfe. Le scénario était prédit, et le morceau laisse un sentiment d’amertume. « Ce que je dénonce, explique El Rass, ce sont les contradictions d’une lutte pour la Liberté à deux poids, deux mesures ».
Pour l’arabité
Ces dernières années, l’exil des artistes syriens a ouvert une nouvelle ère pour le rap au Proche-Orient. « J’ai maintenant l’opportunité d’échanger, de créer et de travailler avec des artistes syriens. Cela m’a permis de prendre conscience de tout ce qui nous rapprochait», explique El Rass. « A travers le rap, je me suis construit une identité régionale qui dépasse les frontières étatiques artificielles dans lesquelles nous avons été enfermés».
Pour El Rass, Internet a aussi joué un rôle clé dans l’essor du hip-hop arabe, en créant de véritables réseaux pour les rappeurs de la région. « Je collabore avec beaucoup d’artistes via internet. Nous passons parfois des heures à échanger sur Skype », explique le rappeur. Mais c’est surtout Soundcloud qui a changé la donne: «Je dois tout à Soundcloud, explique El Rass. Sans internet, je n’aurais jamais atteint autant d’auditeurs. Aujourd’hui, n’importe qui peut faire du rap et être entendu, depuis chez lui, sans avoir à dépenser une fortune ».
Le rap arabe a aussi ses sub-divisions, en fonction des zones géographiques. « Au Proche-Orient en particulier, souligne Mazen, le rap est intrinsèquement lié à la littérature arabe et à la poésie. Musicalement, nous essayons de créer nos propres rythmes et nos propres sonorités ».
Pour la réunion
Interrogé sur son audience libanaise, El Rass souligne que ses auditeurs sont plus diversifiés qu’on pourrait le croire: « Je pense que des raisons variées poussent les gens à m’écouter. De façon générale, ces dernières années, les Libanais sont de plus en plus curieux ».
« Avant, je rappais au sein d’un cercle spécifique de personnes, dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, se rappelle Mazen. Mais je me suis rendu compte qu’exposer mes idées à des personnes qui les partageaient déjà ne suffisait pas. Il fallait que je rappe dans d’autres cercles, d’autres quartiers. Avant de me lancer, j’avais peur des réactions que ma musique pourrait susciter, peur de choquer. Mais je me trompais. Même dans des cercles que je pensais peu sensibles au rap ou à mes idées, la communication s’établit. Le rap fait tomber les barrières entre les gens. »
Pour la thérapie
Le dernier EP d’El Rass s’intitule Al Riada wel Adab, en référence à l’équipe de football de Tripoli, et sa couverture rappelle la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972). Dans cet EP, les morceaux s’enchaînent en suivant le fil d’un raisonnement qui se veut thérapeutique. Car lorsqu’il rappe, El Rass communique aussi avec lui-même. « Ma musique, confie-t-il, m’a plusieurs fois sauvé de mes propres démons en me permettant de rester fidèle à mes idées ».
Des angoisses d’un artiste qui, après avoir fusionné avec le collectif, voit ses proches dérailler et fait face à la solitude, El Rass nous mène à une auto-affirmation presque agressive, puis à une libération qui, pour l’artiste, se traduit par le don de soi. Dans Baad el waw, ce que répète Mazen est bien :
Je n’ai plus d’ambition personnelle, je ne rêve pas d’arriver premier. Ce que je veux, c’est juste changer le monde
Et maintenant ? El Rass cherche à donner de nouvelles dimensions à sa musique. En étant parfois plus thérapeutique et créatif que contestataire, en abordant les problèmes et les émotions qui touchent les gens au quotidien, en travaillant ses rythmes, ou encore en offrant une représentation visuelle à ses morceaux.
« J’ai de la chance d’être au Liban, conclut Mazen. Beyrouth est devenue la capitale du rap dans la région. Les gens ont soif de nouveauté, et nous voyons naître une génération de jeunes pour qui le rap, qu’ils ont découvert en Arabe, est instinctif. Cette génération a beaucoup à offrir ».
Pour en écouter plus, suivez El Rass sur Soundcloud et sur Facebook