Etel Adnan est partout. Partout elle l’a été dans sa vie, de Beyrouth aux Etats-Unis en passant par la France, Paris où elle réside désormais. Sa carrière ne connait pas de terme et continue de nous inonder de ses couleurs et de ses messages. Etel Adnan est omniprésente et universelle, son histoire se reflète en chacun de nous ; au delà des mots. En ce moment exposée à Paris, Rome et Beyrouth, pour ne citer que quelques exemples, ses oeuvres se vendent de Dubai à Miami. Etel Adnan est partout.
Polyglotte défaite de sa langue maternelle, elle a dû dépasser les mots pour trouver son langage. En constante expérimentation malgré ses 92 ans, elle donne à découvrir une vie en couleurs et en écrits qui semble avoir trouvé écho pour la perpétuité, tant son oeuvre est omniprésente dans l’actualité culturelle.
L’Institut des Cultures d’Islam rend hommage à l’artiste en présentant quatre de ses oeuvres dans l’exposition Lettres Ouvertes (1) qui explore la calligraphie au delà de l’écriture. Quatre leporellos (2), intitulés Dans le pli, Forêt I, Forêt II et Forêt IV réalisés entre 2014 et 2016 – récemment, sur l’échelle de la carrière de l’artiste – sont exposés. Le premier s’apparente à un code qui ne pourrait se déchiffrer qu’au travers des plis du leporello. Les deux suivants illustrent une profusion de formes où semblent s’être perdus quelques mots que l’on pense reconnaître, pour ensuite douter de leur sens et de leur forme. Enfin le dernier, propose une confusion plus intense, cette Forêt est reconnaissable mais les arbres ne sont-ils pas des lettres, des chiffres et même, pourquoi pas, des notes de musique ?
L’utilisation du leporello donne à penser à un entre deux, à la fois cahier et toile, recueillant dans notre cas des formes qui se font langage ou un alphabet s’émancipant de la forme de ses lettres, pour se tordre selon le format et laisser émerger un nouveau dialecte. Format d’origine asiatique, il offre un terrain neutre pour l’artiste, qui ne viendra jamais à bout d’une carrière d’expérimentation. De l’écrit sur support papier aux toiles, en passant par la tapisserie, le leporello invite à porter un regard neuf sur le travail de l’artiste et propose un compromis entre son besoin d’exprimer ses obsessions et son envie de dépasser ses langues. Audacieuse révérence pour notre artiste qui devient calligraphe malgré elle ; auteure et peintre (pour ne citer que de deux de ses disciplines de prédilection), la calligraphie vient mêler ses talents au coeur de sa pratique.
En effet, poétesse, auteure, philosophe, essayiste, peintre – et calligraphe donc – Etel Adnan a voué sa vie à expérimenter le langage et s’exprimer sous d’autres formes pour se délivrer de cette problématique linguistique universelle et défier une vie d’exil qui lui a fait traverser des langues et des territoires.
Nul besoin d’affirmer son engagement, sa recherche pour transmettre se lit en trois langues, dont elle s’est totalement affranchie par la suite. Etel Adnan veut être lue et comprise. Son accomplissement n’est pas seulement personnel, il est universel. En traversant des pays depuis son enfance, parcourant le monde, Adnan en a vu des guerres, des conflits, des tragédies. Elle a connu l’exil et le déracinement puis l’enracinement. Elle l’écrit et l’exorcise. Là où elle semble avoir trouvé refuge, c’est le soleil qui l’obsède et qui parcourt des millénaires dans son poème illustré L’apocalypse arabe (3), c’est « le temps qu’il fait » aux lieux de ses différentes « maisons » dans Au coeur du coeur d’un autre pays (4). On se demande alors, l’ailleurs existe-t-il vraiment ? En effet, sa palette de couleurs évoluant sur un nuancer réduit – néanmoins riche – est à l’origine d’une symbolique du paysage dans laquelle se reflètent des paysages connus, adoptés et aimés ne prenant pour autant que le motif du Mont Tamalpais en Californie, qu’Etel Adnan affectionne tant. Devenu un motif récurrent, presque unique, il semble englober une recherche plus profonde et des sujets beaucoup plus diverses, changeant au gré des couleurs. Le Mont Tamalpais fait du bien à Etel Adnan qui semble y trouver sa paix et ses souvenirs.
Même si son engagement est résolument politique, Etel Adnan n’est pas en quête d’une révolution. Avant tout, l’artiste nous apprend à vivre avec ce qui nous entoure, regarder le monde qui évolue, la météo changeante, les gens, les couleurs, les mots. Elle ne veut pas changer l’ordre des choses mais vivre avec. Dans le film Ismyrne (5), où elle affronte ses origines grecques et l’abandon par sa famille de la ville de Smyrne (actuelle Izmir en Turquie) lors du Grand Incendie de 1922, provoqué par les nationalistes turcs, elle conjure les passés traumatiques, les expériences douloureuses, les regrets, en acceptant la perte de souvenirs matériels.
Elle nous parle du paradis perdu de son père syrien et de sa mère grecque et finalement, on comprend qu’Etel Adnan a aussi perdu ses paradis. Elle dit que la langue arabe est son « paradis perdu pour toujours. » N’a-t-elle pas su les recréer ? Pour vivre avec ses langues au-delà de leurs territoires et cette profusion de mots devenus orphelins, peut-être a-t-elle dû apprendre à les transformer pour devenir visuels et donner vie à un paradis retrouvé ?
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(1) Lettres Ouvertes, de la Calligraphie au Street Art – Exposition à l’Institut des Cultures d’Islam jusqu’au 21 Janvier 2018
(2) Forme de livret qui se déplie en accordéon.
(3) ADNAN (Etel), L’apocalypse arabe, Ed. L’Harmattan, Paris, 2006
(4) ADNAN (Etel), Au coeur du coeur d’un autre pays, Tamyras, France, 2010
(5) Ismyrne, de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Abbout Productions, 2016
Retrouvez également les oeuvres d’Etel Adnan pour une exposition qui lui sera consacrée à la Galerie Lelong (Paris) en Janvier 2018.
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