La contemplation de Rajaa Ben Moussa sur scène nous irradie d’une énergie douce mais palpable. Un danseur contemporain se sentirait presque comme à la maison, se retrouvant dans la rondeur de la posture, entre contraction et relâchement. Les débuts de la carrière de cette danseuse émotive et indépendante, ses épreuves personnelles et ses joies, en font la vision moderne de la danse orientale en Europe.
Toute la force de Rajaa réside dans son talent à mêler l’ancrage au sol typique de la danse orientale, de profondes références à la tradition égyptienne et l’élan aérien d’enchainements venant du classique. Elle contribue ainsi à l’élargissement du répertoire chorégraphique égyptien en s’inscrivant directement dans sa filiation, depuis sa diffusion à travers le monde et son avènement dans les années 20 en Egypte. Cette danse, considérée par la plupart de son public comme un loisir ou un divertissement bas de gamme souffre encore de l’orientalisme, né d’un intérêt des hommes européens pour les danseuses de cabaret du Caire. Si elle a du mal à être reconnue comme un processus de création artistique à part entière, Rajaa lève le doute, habite ses mouvements avec ses propres expériences de vies en investissant chaque son, chaque parole, d’une émotion particulière. Le geste a besoin d’être non pas le prolongement de l’expression mais l’expression même et représenter quelque chose. Le spectateur est accroché par les tableaux changeants aux spécificités du rythme qui mêle souvent notes folkloriques et plus classiques dans une même partition. Au-delà d’une perfection technique, Rajaa insiste sur ce point, la danse orientale se ressent avant tout. Il est question d’interprétation, de sentiments qui basculent de la grande mélancolie du tarab à la joie guerrière d’un saidi qu’il faut ressentir et transmettre au public.
Marocaine vivant en Suisse depuis son adolescence, Rajaa est venue à la danse par hasard. Elle avait bien, durant son enfance, rêvé de la musique, la lumière et les voiles de Samia Gamal. Ces images, qu’elle regardait en boucle avec ses parents sur la télévision familiale des anciens films égyptiens, l’ont fascinée elle aussi. A cette époque, elle poussait tous les meubles de la maison et dansait pour les invités. Bien des années plus tard, établie en Suisse, alors qu’elle quitte une formation dans l’esthétique, elle vit plusieurs deuils, des heures de mélancolie profonde. C’est son compagnon qui décide de l’emmener dans un cours de danse orientale, pensant simplement lui changer les idées en renouant avec un pan de sa culture arabe. Une passion qui ne cessera de monter en puissance en elle et qui ne la quittera jamais car, dans le monde de la danse « (…) on ne se met jamais à la retraite, quand je ne pourrais plus danser, je pourrais toujours continuer à enseigner » Danser pour Rajaa, c’est « repousser les barrières du possible du corps et combler un vide par la joie », malgré les difficultés liées à la précarité du travail, de revenus irréguliers et les insomnies qui en découlent.
Très vite, en demande d’une formation de qualité et avec déjà une certaine vision de la danse qu’elle veut transmettre, Rajaa sillonne plusieurs pays pour se former auprès de chorégraphes égyptiens sélectionnés pour leur talent et leur sérieux. Ses professeurs disent d’elle que sa volonté est de fer. Elle enchaine les heures de répétitions, parfois plus de 20 heures sur un weekend, un type de formation qui n’est guère plus proposé aujourd’hui aux jeunes danseuses et danseurs dans le milieu. Elle le déplore. Intransigeante envers elle-même et avec ses élèves, elle ne conçoit pas la danse comme une simple démonstration légère des mouvements de bustes et de hanches. Pour elle, avant de monter sur scène et de se présenter au public, il y a un processus artistique de réflexion et d’interprétation, de répétition dont on ne peut faire l’impasse. Elle se met à créer son propre répertoire chorégraphique, jusqu’à obtenir la technique et l’interprétation qui lui donne satisfaction.
Suivant les traces de chorégraphes qui l’ont formée comme Momo Kadous, Mo Geddawi, qui l’ont influencée comme le célèbre égyptien Mahmoud Reda ou Raqia Hassan, elle développe un style personnel qui donne force à une prise de l’espace et aux déplacements qui empruntent à certains pas issus de la danse classique, comme le pas de bourré ou l’arabesque, devenus sa signature. La caractéristique distinctive de Rajaa est une grande élégance, le port du buste qui bascule selon les émotions ressenties et l’arabesque d’une danseuse de ballet, le tout allié au caractère rapide et énergique des accents de hanches Elle tient aussi à respecter un patrimoine folklorique millénaire, qui fait la base de la danse orientale, suivant une lecture et une connaissance de la musique spécifique des nombreuses régions du Moyen-Orient et Maghreb.
Pour Rajaa, si une vision érotisée persiste quand on parle de la « danse du ventre », un terme qu’elle n’utilise pas pour décrire son art, c’est de la responsabilité du danseur de décider quelle vision il veut transmettre à son public. En adaptant une manière de travailler et de danser, le regard sur cet art change. Cela passe parfois par le refus de contrats ou de prestations. Elle raconte ainsi que pour danser dans un mariage, elle exige un espace de cinq mètres sur cinq pour pouvoir se produire, allant à l’encontre de la vision d’une danseuse orientale dans un petit espace restreint. Poursuivant ses convictions avec une grande authenticité, elle n’est pas intéressée à faire monter le cachet. Ce qui lui importe, c’est la qualité de la scène et du professionnalisme poussé des prestations. Ceci qui inclut qualité de la lumière, de la musique, des costumes et de l’interprétation scénique et théâtrale, ce qui est encore une lutte dans le milieu pour se faire respecter en tant qu’artiste.
Au moment d’entrer sur scène, la danseuse ajuste une dernière fois son costume et lance un regard vers le ciel. Son bonheur, toujours, c’est le partage avec le public.