Au Maroc, un mouvement d’artistes contemporains s’est manifesté depuis les années 2000 sous le nom de la « génération 00 ». Témoins des changements de leur société, ils croient au pouvoir de l’artiste en tant que citoyen, à son rôle d’éveilleur de conscience, et conçoivent l’art comme un moyen de résistance. Parmi eux, figure Mustapha Akrim, dont l’oeuvre questionne le rapport à la citoyenneté, le droit et le travail.
C’est au cœur du centre ville de Rabat, au riche patrimoine architectural colonial que se niche l’atelier de Mustapha Akrim. Situé rue Ghazza, son appartement abritait autrefois les studios photographiques Harcourt à l’époque du protectorat français. On y monte, comme dans un arbre. L’atelier, lumineux, déborde de plantes et domine les hauteurs de la ville, encore pleines des rumeurs du passé. Les fenêtres sont grandes ouvertes, le mois de juillet bourdonne et la chaleur nous transporte.
C’est mon studio-laboratoire, mon espace de création. C’est ici que se fait toute la réflexion, nous explique Akrim.
C’est dans son atelier qu’il sème les graines des idées qu’il laisse germer. « Mes travaux ne sont jamais achevés, ils sont toujours in progress. Je peux commencer, puis y revenir plus tard, il n’y a pas de timing. Ce n’est pas un processus linéaire« . En visitant son atelier, ce sont toutes ses pensées et ses réflexions que l’on traverse. Les dessins recouvrent les murs. Tout son travail prend racine dans le contexte qui l’entoure. D’emblée, il refuse qu’on lui parle d’un art « engagé ». Selon lui, il est essentiel et inévitable que l’oeuvre d’art soit ancrée dans le contexte qui la fait émerger, et qu’elle soit profondément liée à la société et à la culture locale.
Mustapha Akrim, l’artiste-ouvrier
Très tôt, Akrim débute sa réflexion sur le travail, qui deviendra le thème centrale de son oeuvre. D’abord à l’Institut National des Beaux-arts de Tétouan, dont il sera lauréat en 2008, où il commence à s’interroger sur la difficulté du travail dans le milieu artistique. Il commencera par travailler en tant qu’assistant maçon au chantier, avec son père. « Le chantier est comme un atelier, d’abord pour son côté pratique. On y façonne des objets, on construit quelque chose. » Au chantier, il se familiarise avec les matériaux de construction, et observe longuement le processus de déroulement des ouvrages. Le chantier suscitera aussi en lui des questionnements par rapport à la situation de l’ouvrier au Maroc, à sa place dans la société et établira un rapprochement avec celle de l’artiste.
Parallèlement, Akrim fait de premières expérimentations chez lui, dans son garage-atelier, où il manie les matériaux et la maçonnerie lourde.
Il emmènera par la suite, ses réflexions à l’Appartement 22 : lieu indépendant d’art contemporain et pionnier au Maroc, où il accomplit sa première expérience professionnelle artistique. L’espace fait face au parlement marocain, et donne sur l’avenue principale Mohammed V où ont lieu les nombreuses manifestations des chômeurs. Celles-ci susciteront en lui des interrogations qui orienteront à long terme son travail artistique. Les espaces qu’ils fréquente à ses débuts façonnent alors sa perception et son approche artistique.
L’éducation et le travail, ciments de la société
Avec les changements de la constitution marocaine en 2011, l’article 13 relatif à l’éducation et au travail est supprimé et intégré à l’article 31. Mustapha Akrim en fait l’axe principal de son travail dès sa première exposition à l’Appartement 22 en 2011. L’article stipule que « Tous les citoyens ont également droit à l’éducation et au travail ». Akrim le réécrit en béton, de manière à le pétrifier, en arabe et en anglais. Le matériau de construction vient lui conférer une autre dimension, qui est aussi un écho à la construction et à la main d’oeuvre.
Cet article pose deux sujets importants : l’éducation et le travail. C’est de ces derniers que découlent tous les problèmes au Maroc.
Une bonne éducation est nécessaire pour former une génération. Quand on est issu d’un milieu populaire au Maroc, on évolue dans un milieu où on n’a pas de grandes chances pour réussir. C’est soit l’éducation qui nous sauve, où on est tiré vers la délinquance
Dans son exposition Iqraa à la Kulte Gallery à Rabat en 2014, il dénonce les failles du système éducatif marocain, qu’il compare à « la durée de vie courte des mouches ». Dans son installation, il propose une table, un ordinateur et des livres invitant le spectateur à « chercher ».
La valeur-travail d’un objet et l’évaluation de la main d’oeuvre
Dans un contexte social marocain où la main d’oeuvre ne coûte pas cher, ne jouit pas de tous ses droits et est confrontée au e chômage, le travail de Mustapha Akrim est une mise en lumière de sa valeur au sein de la société. C’est aussi un éloge du travail, qui est la voie principale de l’insertion sociale.
Ses œuvres réfèrent à la valeur-travail d’un objet, un concept en économie qui considère le travail comme étant la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. Dans son installation Bidoun (without), par exemple, un ramassis d’outils de travail accumulés, ce n’est plus l’objet fabriqué qui est exposé, mais plutôt ce qui a derrière : les mains ayant œuvré à sa fabrication, le processus laborieux de l’exécution.
Réécrire l’Histoire et raviver la mémoire collective
Dans ses recherches, Mustapha Akrim s’intéresse aussi à l’Histoire et à la mémoire, ainsi que leur représentation notamment à travers la monnaie que l’ont peut voir comme un outil de communication. Il réalise de grandes reproductions d’anciens billets de banque mettant en scène des citoyens marocains pour le projet Sous nos yeux en 2013, au MACBA à Barcelone. Sur l’un des billets figure une vendeuse d’oranges. La présence de la femme sur le billet nous amène à nous poser des questions sur sa situation officielle, et la place qu’elle occupe au niveau économique et social. Plus tard, il poursuivra son projet de réécriture de l’Histoire en réinventant les billets de banque produits durant les années d’oppression au Maroc, pour l’exposition Mémoire collective 70-85 à la Kulte Gallery en janvier 2016.
Pour la Biennale de Marrakech en 2014, il présente au Palais Badi sa célèbre sculpture Two Powers, qui un agrandissement d’une monnaie frappée à Tétouan datant de l’année 1195 du calendrier islamique. Sur la pièce est gravé un verset coranique, qui avertit contre l’accumulation excessive des richesses.
La génération 00 et le pouvoir de l’artiste à contribuer au changement
A partir des années 2000, c’est un nouveau souffle qui porte la scène artistique marocaine avec l’ouverture des événements culturels et la création de nombreux espaces d’art indépendants. Et ce, parallèlement aux changements politiques sous le nouveau règne du roi Mohammed V.
C’est aussi une nouvelle génération d’artistes qui voit le jour, issus pour la plupart de l’Institut National des Beaux-arts de Tétouan, et qui accompagnera la création de L’Appartement 22, espace pionnier et indépendant d’art contemporain au Maroc. Son fondateur, critique d’art et commissaire d’exposition Abdellah Karroum les qualifiera de « génération 00 ». C’est donc l’essence d’un nouveau mouvement, où les jeunes artistes marocains commencent à explorer des média et matériaux nouveaux. Ils défendent alors une pratique contemporaine, et définissent un nouveau langage visuel des arts plastiques marocains.
Les choses évoluent sur le paysage culturel marocain, mais le chemin vers le progrès est encore long. La scène artistique est présente, mais il n’y a pas de contact direct avec le public, selon Akrim. « C’est aussi tout le système éducatif qu’il faut revoir, pour construire une génération instruite. Et c’est, en grande partie, la responsabilité de l’Etat » poursuit-il.
Toutefois, l’artiste contribue considérablement à faire changer les choses et participe à l’écriture de l’Histoire de son pays. Mustapha Akrim croit fortement au pouvoir de l’art et de la culture.
« Les artistes participent, d’une manière ou d’une autre, au changement. L’art est une forme d’engagement et de résistance. Une société n’est rien, sans l’art, la culture, sans les espaces de réflexion » conclut-il.