Fichu Printemps: quand les sons évoquent l’horreur du conflit syrien

A l’heure où la guerre en Syrie ne cesse de s’empirer, nous avons jugé pertinent de nous pencher sur une œuvre réalisée il y a quelques années par l’artiste Christine RENAUDAT, Fichu Printemps, récompensée en 2014 dans la catégorie Art Radiophonique par une ”mention honorifique” de la Biennale de Mexico.

Christine RENAUDAT (CR), est une journaliste française, écrivain et artiste sonore. Basée en Colombie depuis plus de dix ans, elle réalise essentiellement des vidéos et enregistrements sonores sur la vie des gens dans ce pays et les difficultés quotidiennes qu’ils y rencontrent. Elle nous livre avec Fichu Printemps une œuvre personnelle et originale sur les événements en Syrie, où elle invite le spectateur-auditeur à découvrir un événement, un drame, uniquement à l’aide de sons et d’enregistrements sonores.

Fichu Printemps est moins une description d’un monde en guerre qu’une évocation de la guerre elle-même par des sons, une ”évocation du conflit syrien”, un aperçu, en sons, de l’idée que l’on se fait des événements en Syrie.

Esthétique sonore de la guerre

L’œuvre commence progressivement, par une musique douce d’Olivier Messiaen [1] Quatuor pour la fin du temps fut composé par Olivier Messiaen en 1940 alors qu’il était détenu dans un camp nazi.

Elle est rapidement scandée par des cris, au loin, stridents, inquiétants. Ce sont ceux de combattants qui marchent. Nous n’arrivons pas à distinguer clairement ce qu’ils disent, seuls les sons de leurs voix indiquent une souffrance. Des cris désarmés, des armées, au loin, sont interrompus par des «Allahu Akbar» réguliers.

Au fur et à mesure que se déroule Fichu Printemps, nous sommes frappés par des sons mortifères. L’artiste nous invite à écouter des bruits peu familiers, des sonorités étrangères auxquelles nous ne sommes pas habitués. Toutes évoquent un conflit, des faits dramatiques. Elles nous renvoient à un événement que l’on connaît peu et que l’on voudrait occulter, la guerre, et, plus précisément, le conflit syrien.

Fichu Printemps choque par les sons eux-mêmes : des bruits qui dérangent, effraient, des coups de feu de part et d’autre, des hurlements, des lamentations d’enfants et d’autres exclamations violentes, des tirs de kalachnikovs… puis, plus rien. La musique de Messiaen reprenant le dessus.

Si, en tant qu’œuvre sonore, Fichu printemps ne présente aucune image, les sons qu’elle diffuse véhiculent une émotion tout aussi forte. Le son étant ici ce médium permettant à notre imaginaire de se mettre en place. Il n’y a rien de visuel, mais des faits et atrocités diverses que l’on entend sont d’une puissante intensité sonore. Celui qui écoute ”prend conscience, par l’ouïe”, de la gravité du conflit.

Les sons sont presque visuels, palpables, presque, tant l’intensité dramatique qui s’en dégage persiste. Des sons en effet découlent des images, imaginaires. A partir des sonorités, nous pensons les images. Car si ces sonorités sont dures, c’est parce que nous les associons immédiatement à ce qu’elles évoquent, les sons traduisant les images les plus inimaginables, ils nous rappellent quelque chose que j’ai déjà « vu », en image.

CR invoque ici la banalité dramatique du quotidien, que vivent, chaque jour les civils syriens. Elle sait extraire, rendre visible par l’oreille l’horreur à laquelle, chaque jour ils sont confrontés. L’artiste a cette capacité à retranscrire, évoquer le conflit syrien, une autre réalité, celle de la guerre et du chaos.

Mais ces sonorités nous permettent-elles d’en saisir réellement toute l’ampleur? Si les sons que nous percevons ”évoquent” la guerre, parviennent-ils à la décrire avec justesse? Les sonorités qui composent l’œuvre sont-elles fidèles à ce à quoi elles font référence?

Réalité imaginaire

La création sonore de CR révèle des sons provenant du lieu même dont ils sont issus, la Syrie, mais qui n’ont pas été enregistrés sur place. Les sonorités n’ont pas été ”saisies”, telles quelles, ni prises sur le vif pour être fixées à jamais, sur le support mécanique. Elles existent au préalable: l’artiste a récupéré des extraits de vidéos publiées sur internet, parfois par les acteurs même de cette guerre, qu’elle a ré-agencés, remixés, combinés pour produire un nouvel objet inattendu. Une véritable ”composition sonore” sur la guerre, avec des sons retravaillés, mis en valeur et subtilement accordés les uns avec les autres.

Fichu Printemps n’est pas une œuvre appartenant à la catégorie «field recording», un enregistrement de terrain, comme le définit Alexandre Galand [2], ou encore un enregistrement d’un paysage sonore [3], selon l’artiste Jean- Philippe Renoult. Le field recording, pratique récurrente de l’art sonore, se caractérise en effet par sa capacité à «saisir», au hasard, des sons avec l’appareil qui enregistre pour mieux nous les faire écouter.

CR ne s’est pas rendue sur le lieu du drame pour s’approprier de la ”matière brute, sonore” ou pour produire, comme l’évoque Pali Meursault, une exotisation de l’écoute [4], mais a sélectionné des bruits et sonorités déjà existants qui illustrent la guerre en Syrie.

Fichu Printemps n’est pas non plus une œuvre de terrain ni un documentaire sonore à proprement parler, mais plus un documentaire sonore de création [5]comme l’explique Kaye Mortley, c’est-à-dire, une forme spécifique à la radio, un genre d’émission, dans lequel, à partir d’un réel sonore enregistré et opéré par le montage, on bascule facilement dans autre chose, la fiction ou l’art. Le document, poursuit Elie During, nous renvoie, en deçà du son fixé, à l’événement- source dont il est comme la trace ou le témoignage [6].

Récupération de ce qui est déjà présent, assemblage sonore, mixage… Telle est la subtilité du travail de CR.

 

Les sons qui figurent dans Fichu printemps n’existent plus au moment précis où je les écoute. A l’instant même où nous mettons l’œuvre en marche, les sons qui la constituent ne proviennent pas directement du lieu lui-même, la Syrie, ni ne correspondent immédiatement à ce à quoi ils font référence, les affrontements au Moyen Orient. J’écoute, au présent, ce qui ”s’est passé”. J’entends, à cet instant même, dans ma propre réalité subjective, actuelle, celle de mon propre univers, les sons d’une autre réalité, d’un autre monde et d’un autre temps.

Ces sons, ou fragments sonores, que l’artiste s’est réapproprié pour évoquer l’événement ne sont donc que ”l’écho” de ce qui a été enregistré sur le lieu même, une ”revisitation artistique » de plusieurs enregistrements bruts, permettant une écoute neuve du conflit. Ils sont la « reconstitution sonore” de traces bruitistes, et donc une ”idée de la représentation” – sonore – de cette guerre, depuis les premières manifestations pacifiques à Dera’a en mars 2011 et Damas, et les premières répressions, jusqu’en 2013.

L’œuvre tend à rendre présent un drame et n’est autre qu’une construction réelle sur une réalité déjà existante. Par la réalisation esthétique, l’artiste parvient à fabriquer une réalité sur une autre réalité, le conflit syrien.

Matérialité de l’ailleurs

Fichu Printemps est une œuvre créée à partir d’enregistrements sonores qui nous {font} sentir une ”séparation” entre le ”ici” de l’expérience d’écoute médiatisée et le ”ailleurs” dont le phonogramme a gardé la trace [7]. L’œuvre matérialise un ailleurs, pour reprendre les mots de Pali Meursault, un ”ailleurs” où se joue à la fois l’avoir-lieu du document et le rapport acoustique avec le lieu [8].

Si nous avons mentionné plus haut que Fichu printemps n’était seulement qu’une « évocation” des événements, n’est- ce pas également pour signifier, symboliser le fait que l’horreur est indescriptible? Qu’aucune création, ni visuelle, ni sonore, ne parviendrait à dépeindre les atrocités de ce conflit? Car comme le souligne Juliette Volcler, le processus de création et d’édition, réalisé loin du terrain, depuis l’extérieur, reflète en soi nos difficultés à comprendre le contexte syrien et l’impossibilité de déchiffrer des événements qui, depuis plusieurs mois se déroulent à huis clos [9].

Est-il possible en effet de faire une pièce sonore sur ce que l’on ne souhaite pas entendre? De composer, tout simplement, sur la décomposition des corps, que l’on devine, au fur et à mesure que nous découvrons Fichu Printemps? Comment construire à partir de la déconstruction et du chaos – ce chaos de l’absurdité [10], pour reprendre les termes de Samar Yazbek ? Comment donner du sens à de l’annihilation [11]?

Il est en effet difficile de se faire une idée juste de l’horreur syrienne, telle qu’elle avait lieu en 2013, lorsque l’armée de Daech n’avait pas encore envahi les lieux. Mais l’artiste cherche-t-elle à décrire le conflit syrien tel qu’il se manifeste réellement et tel qu’il se déroule? Ou souhaite-t- elle déjà nous faire prendre conscience – avec l’oreille – de ce drame?

Avec Fichu Printemps, le spectateur-auditeur se place comme observateur d’une nouvelle réalité. L’œuvre propose une atmosphère sonore, si l’on peut dire, un semblant de réalité de ce conflit; une approximation sonore de la guerre, pour reprendre l’expression de Juliette Volcler [12]. Il ne s’agit pas de proposer un regard neuf sur le monde tel qu’il est mais d’apporter un regard sur une autre réalité, une réalité neuve, une « réalité de l’ail-heurt ».

Nous prenons conscience avec Fichu Printemps, de l’atrocité de la réalité des événements en Syrie, uniquement avec les sons qui l’habitent, des sons que nous n’avions jamais pris le temps d’entendre ni d’écouter auparavant.

Et si, par les éléments sonores qui la composent, la pièce sonore de CR ne parvient pas à représenter le conflit syrien tel qu’il se déroule réellement, si les sonorités que nous entendons ne sont qu’une allusion – illusion – sonore de l’événement, l’artiste réussit à évoquer au spectateur- auditeur une certaine réalité du monde, le medium son étant ici le révélateur de cette autre réalité. Et, comme le rappelle si justement Pali Meursault : de ces ”ailleurs” qui apparaissent dans l’expérience d’écoute (…), il s’agira (…) d’en aborder la dimension imaginaire et idéalisante [13].

 

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[1] Quatuor pour la fin du temps fut composé par Olivier Messiaen en 1940 alors qu’il était détenu

[2] Le field recording, ou enregistrement de terrain, est une pratique apparue logiquement à la fin du XIXe siècle avec l’invention de systèmes d’enregistrement, de plus en plus portables. Peu à peu, le studio perd de sa fatalité et l’homme peut partir par les chemins pour capter quantité de musiques et de sons. Les premiers à se lancer sont les ethnomusicologues et les audio- naturalistes. Les uns sont en quête des musiques de divers peuples de la terre, vivant souvent loin des grandes villes et de leurs facilités logistiques. Les autres souhaitent quant à eux conserver la trace des sons de la nature. Alexandre Galand. http://lemotetlereste.com/musiques/fieldrecording/

[3] Jean-Philippe Renoult : Le field recording va du champ à la ville, du bruit à l’humain : c’est l’enregistrement d’un paysage sonore. Il offre une palette très large qui s’oppose à l’enregistrement et à la technique des studios. http://www.bande-originale.net/jean-philippe- renoult-le- micro-cest-mon- pinceau/

[4] Pali Meursault, « Phonographie et lieux communs », in : revue Tacet No 4

[5] http://phonurgianova.blog.lemonde.fr/2015/04/02/sinitier-au- documentaire-sonore-2/

[6] Elie During, in : Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore – Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines http://www.lespressesdureel.com/EN/extrait.php?id=2244&menu=

[7] Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore, enquête sur la photographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines. Dijon : Les Presses du réel. In : Pali Meursault, « Phonographie et lieux communs », in : revue Tacet No 4.

[8] Ibid.

[9] syntone.fr/a-propos-dune-esthetique-sonore-de-la-guerre/

[10] Samar Yazbek, Les portes du néant, Éd. Stock, 2016

[11] Ibid.

[12] syntone.fr/a-propos-dune-esthetique-sonore-de-la-guerre/

[13] Pali Meursault, « Phonographie et lieux communs », in : revue Tacet No 4.