Hyam Yared, un cri dans le silence

« Ecris, dans tous les sens. (…) Mais écris au plus près de ton cri. Fais lui confiance, ton écriture y est liée. »  Tels sont les mots de l’éditeur de Justine, personnage principal de Tout est halluciné, le dernier roman de Hyam Yared.

Courtes, violentes, perforantes ; comme des coups assénés  sur un égo qui s’effrite. Les phrases de Hyam Yared vous tiennent en haleine. Pas un répit, pas le temps de prendre son souffle, tout y passe, tout y trépasse. L’écrivaine libanaise dépèce patiemment, coup par coup, tous les ordres qui règnent en maîtres dans les pays de la région. Il n’y a pas un mot de trop, pas de fioriture qui déborde, peu d’adjectifs, beaucoup d’émotion. C’est effectivement un cri.

Déconstruire les ordres

Dans son dernier roman, Justine se réveille à cinq ans, après un coma qui l’a laissée amnésique. Entre Le Caire et Beyrouth, la jeune fille décide de reconstituer son histoire en déconstruisant les logorrhées byzantines que son père lui assène depuis sa naissance. Cette quête existentielle la porte à Beyrouth, où elle fait la rencontre de Dalal, une photographe d’origine palestinienne aux valeurs diamétralement opposées aux siennes.

Pour Dalal, le corps est l’étalon de la vie, elle l’éprouve avec ses nombreux partenaires sexuels, le plonge dans l’expérience du vécu physique et veut le marquer du sceau de la révolution. Justine, elle, est très cérébrale, elle fuit dans l’imaginaire et la littérature, et y trouve aussi une manière de résister et de reconstruire cette mémoire dont elle peine à recoller les morceaux.

D’une partie à l’autre du roman, on passe de l’entre-deux entre Justine et son père, à celui entre Justine et Dalal, pour finir avec une confrontation de ces deux mondes qui nous laisse tout aussi désarçonnés. Au fil des réflexions torturées des personnages, on se retrouve pris en étau entre les contradictions de ces figures si extrêmes qui pensent toutes détenir la vérité.

À travers ces combats intestins qu’ils se livrent, les personnages de Hyam Yared nous confrontent tour à tour à l’extrémisme religieux, le militantisme politique aveugle, l’égo libéral tout puissant et l’absence de mémoire. L’histoire et l’Histoire se mêlent l’une à l’autre, confortant chaque vision dans une légitimité construite de toutes pièces. L’empire chrétien d’Orient, la Grande Syrie laïque d’Antoun Saadé, le panarabisme, les nationalismes, les printemps arabes : aucun de ces rêves collectifs n’est épargné.

Jusqu’à la dernière ligne, rien n’est acquis, les coups continuent à tomber, sur Justine comme sur les autres personnages. Toutes les certitudes sont déconstruites une par une. On ne sort pas indemne de la lecture de Hyam Yared. On en garde un sentiment ambigu en travers de la gorge. Imbibé de l’ivresse d’avoir disséqué le monde et de s’être disloqué dans le même temps.

Paroles de femmes

Dans La Malédiction (2012) tout comme dans Tout est halluciné, c’est une narratrice qui donne le ton.

Dans cet autre livre de Hyam Yared, l’écrivaine s’attaque plus ouvertement au patriarcat.  Hala sent son corps annexé, par les normes sociales, la religion, la puissance des hommes, les belles mères dévorantes.

Justine et Hala décrivent un monde étranglé par la virilité où elles cherchent malencontreusement à se forger une place. La figure du père chez Justine fait écho à celle du mari de Hala. Si Justine « tue le père » en quittant Le Caire, Hala, elle, ira jusqu’à le faire littéralement avec son mari.

Sa révolte commence par la gourmandise qui l’enveloppe, ces petites couches disgracieuses que tout le monde toise autour d’elle. Elle se poursuivra avec la découverte de la sexualité, les fréquentations interdites, les expériences lesbiennes et le procès où elle défendra la garde de ses filles.

Mais comme toujours avec Hyam, l’Histoire n’est jamais loin, le contexte se lit entre les lignes. Hala aurait pu s’appeler Liban, ce pays où l’ingérence étrangère s’insinue depuis sa création, où la nation se cherche entre les décombres des sectarismes en tous genres. Dans les romans de Hyam Yared, la puissance des personnages se mêle à l’Histoire en nous rappelant que rien n’est absolu, tout n’est qu’imparfaitement humain, profondément terrestre.

Finalement, comme le dit Justine en citant Sartre, « L’existence est une chute tombée. Une imperfection. »