Entre 2011 et 2017, Bieke Depoorter, membre de l’agence Magnum Photo, a photographié de nuit des familles égyptiennes dans leurs intérieurs. Son livre Mumkin – Est-ce possible ? réunit des voix de toute la société autour des images. Elle nous raconte l’histoire de ce projet participatif.
Du chemin de fer russe aux méandres du Nil
Encore étudiante, Bieke Depoorter imagine en 2009 un projet photographique sur la ligne du Transsibérien, en Russie. Confrontée à l’absence d’hôtels dans les zones qu’elle visite, elle commence à dormir au gré des rencontres, chez les habitants qui acceptent de l’héberger.
Dès la première nuit, et peut-être pour la première fois, je me suis sentie en accord avec la photographie. Auparavant, j’avais toujours l’impression de voler des images aux personnes que je photographiais. Au bout de quelques heures seulement, les personnes s’ouvraient très facilement, même si nous ne parlions pas la même langue. C’était très singulier pour moi. C’est pourquoi j’ai décidé de continuer ainsi et j’ai laissé de côté tout le projet sur le Transsibérien. Je ne photographiais plus qu’à l’intérieur des habitations où je dormais, chaque nuit.
En 2011, avec trois autres photographes belges, elle reçoit la proposition de photographier au Caire, en marge de la révolution. Sans idée de départ, elle découvre la capitale égyptienne et s’aperçoit que la vie privée y est très protégée. Elle est volontiers conviée à boire le thé dans le premier salon des maisons, mais l’entrée des autres pièces lui est défendu. La télévision diffuse des annonces officielles incitant à la suspicion envers les étrangers, désignés comme des espions.
La méfiance régnait partout, la possibilité même de photographier semblait compromise. J’ai alors pensé que si je souhaitais une dernière fois photographier de cette manière, en passant chaque nuit de maison en maison, c’est ici je devais le faire, justement parce que cela semblait si difficile. J’ai essayé de faire l’impossible, et ce projet a dépassé le cadre de la commande pour devenir un projet personnel et s’étendre à toute l’Égypte. Finalement je suis retournée huit fois en Égypte, entre 2011 et 2017.
Accompagnée d’une amie interprète, elle séjourne dans différents quartiers de la capitale avant de gagner le nord de l’Égypte et de suivre le cours du Nil, jusqu’à Louxor et Assouan. Elle marque des étapes dans des petits villages du Fayoum, et s’arrête dans des lieux importants au regard de l’histoire récente du pays, comme al-Mahalla, un des épicentres de la Révolution, ou encore al-Minya, où vit une importante communauté chrétienne, mise en péril.
Traduction de l’inscription en arabe
« Un conseil : tu devrais recommencer entièrement le livre. Prends des photos qui expriment quelque chose et qui parlent de la civilisation égyptienne. »
Intimités nocturnes
En séjournant seule chaque nuit auprès d’une famille différente, Bieke Depoorter parvient à instaurer une parenthèse de confiance commune, d’une grande rareté dans le contexte politique égyptien. Elle inscrit son projet dans une relation profondément humaine et fragile, où seule la complicité peut faire surgir la photographie. Dans l’intervalle éphémère d’une nuit, les personnes se livrent à elle comme à une amie d’un jour ou d’une vie, une inconnue soudain familière, une soeur qu’ils ne reverront jamais.
C’est de ce paradoxe que jaillit l’intensité des images, la spontanéité des scènes et le dévoilement des visages naissant de la pénombre. Bieke Depoorter n’a que sa présence à offrir à ses hôtes d’un soir. Elle s’expose à tous les risques et à toutes les déconvenues, et cet engagement éveille un sentiment d’égalité mêlé d’un désir de générosité.
Traduction des inscriptions en arabe
« Mon père s’assied toujours comme ça. »
« Papa dit : cet homme est fauché. »
« Comment a-t-il pu laisser photographier sa femme ainsi ? »
« Cette photo n’est pas correcte parce qu’elle a été prise pendant que la femme dormait. »
« Si l’homme de la maison n’est pas là et que les visiteurs se présentent, ils ne sont pas autorisés à entrer. »
« Dans notre culture, quand quelqu’un vient nous rendre visite, il doit attendre pour nous laisser le temps d’être présentables. »
« Là, c’est une ou deux photos ? »
« Si le père et la mère se disputent, ça touche les enfants. »
« C’est la photo la plus forte. »
« Elle est triste parce que papa a pris la télécommande. »
« Beaucoup de choses nous manquent, nous préoccupent. Mais on se contente de dire : Remettons nous-en à Dieu. »
« Très bien. »
Avant de photographier, j’ai une longue conversation avec chaque personne, même si nous ne parlons pas la même langue. Il y a une attente, et cette attente compte autant que la photographie. Je deviens très vite un membre de la famille. Nous savons tous que je pars au petit matin, lorsque les enfants vont à l’école. La conscience de ce départ imminent, le sentiment que nous ne reverrons peut-être jamais, tout ceci fait que nous partageons plus encore.
Les photographies oscillent ainsi entre brièveté et durée, elles peuvent éclore de la patience et de l’instant. Le temps en est la matière même, un temps habité par des personnes, incarné par des corps, nourri par leur présence intacte.
J’aime beaucoup l’atmosphère de la nuit. Je pense que nous sommes des personnes différentes pendant la nuit. Le soir, lorsque nous rentrons chez nous, les masques tombent. L’obscurité créé une sensation différente, animée par les lumières. J’aime particulièrement le rituel de chacun avant d’aller se coucher. Je photographie souvent ce moment juste avant de se mettre au lit, c’est un moment où l’on est seul avec soi-même, un moment que personne ne voit habituellement.
À travers ces photographies, je ne veux pas dire : les Égyptiens vivent de cette manière. Cela ne m’intéresse pas du tout, et si on me dit que ce projet porte sur la vie quotidienne en Égypte, je ne pense pas que ce soit juste. Le sujet de ces photographies, ce sont ces moments intimes. De nombreuses personnes m’ont demandé quelle était la différence entre la Russie, les États-Unis et l’Égypte. Mais pour moi ce ne sont pas les différences qui comptent, et qui apparaissent. Ce sont les points de convergence. Rentrer chez soi le soir, passer du temps avec ses proches : ces moments de paix nous réunissent car ils nous sont également chers, quel que soit notre pays.
L’image comme antichambre démocratique
Le geste photographique de Bieke Depoorter est à part égale artistique et humain. Animé par le souci d’autrui et rehaussé d’une exigence éthique inaltérable, il ne cède à aucune facilité et apparaît dénué du moindre sentiment de satisfaction personnelle. En cheminant dans des contrées étrangères, sans bagage culturel et linguistique, la photographe est consciente de sa position d’intruse et du regard occidental qu’elle risque de poser sur chaque être et chaque instant. Elle ne cesse de douter d’elle-même et c’est dans ce doute même qu’elle puise la force et l’épaisseur de son travail. Perpétuellement gagnée par un sentiment d’illégitimité, elle met sa photographie entre les mains des autres, elle l’enrichit de leurs regards et la confronte à leurs mots.
En 2016, Bieke Depoorter organise les images en séquences au sein d’une maquette en vue de la publication. Pourtant, elle ne parvient pas à être satisfaite du résultat, préoccupée par une absence au coeur du livre, consciente de l’incomplétude de son projet.
J’étais convaincue que ce n’était pas un bon livre. J’étais contente des images mais j’avais l’impression d’être une étrangère, culturellement et à travers ma photographie. La plupart des personnes que j’avais rencontrées ne voulaient pas être photographiées, en particulier parmi les milieux les plus aisés et les plus conservateurs de la société égyptienne. Je prétendais publier un livre sur l’Égypte qui les excluait. La complexité était absente. J’ai laissé la maquette de côté pendant six mois, refusant de le publier en l’état. J’étais préoccupée par cette question : Comment inclure la voix de ces personnes dans le livre ? Et finalement j’ai pensé que je devais leur demander directement ce qu’ils pensaient des images.
Traduction des inscriptions en arabe
« Le prince au milieu des bois vit le renard de loin et dit :
– Qui es-tu ?
– Je suis le renard
– Mais j’ai peur de toi, dit le petit prince.
Et quand ils se connurent, ils devinrent proches. »
« Apprenons à nous connaître, répondit le renard. »
« N’aie pas peur. »
« Pourquoi la plupart des images sont-elles dans la pénombre ? L’Égypte n’a jamais été dans l’obscurité. L’Égypte est toujours dans la lumière. »
« Selon moi, cette scène ne pose aucun problème. »
« Cette photo montre la différence entre les riches et les pauvres parce que les riches ne vivent pas comme sur cette photo. »
« Cette scène n’est pas convenable. »
« Ces mots me déplaisent, celui qui les a écrits n’a jamais connu les privations. Il ne sait pas ce que ces gens endurent, il n’a jamais vécu avec eux. »
« Je ne vois pas en quoi cette image ne serait pas convenable. Cette photo est très normale, il s’agit simplement d’une maison modeste. »
En 2017, la photographe retourne en Égypte et traverse à nouveau les lieux dans lesquels les photographies ont été prises, avec la maquette du livre inachevé. Elle présente l’ouvrage aux personnes qu’elle rencontre dans la rue et leur demande d’écrire à même l’image leur point de vue quel qu’il soit. Inquiète à l’idée de rencontrer une opposition violente aux photographies, qui ouvrent sur la vie privée, elle est surprise par les réactions très positives qui lui parviennent. Même lorsqu’ils désapprouvent les images et le livre tout entier, les participants se montrent très heureux du simple fait que leur avis compte. La photographe ouvre ainsi une conversation à travers l’ouvrage, entre des personnes qui ne se seraient jamais parlées hors des frontières d’une image qui les réunit comme par miracle.
Je doutais de tant de choses, y compris de moi-même en tant que photographe, et des raisons qui me poussent à photographier dans des pays étrangers, sans les connaître. Et quelqu’un a écrit : Tu as vécu un moment, une heure ou deux ou une nuit. Juste une photo. Mais tu n’as pas vécu la vie que montre la photo. Et c’est vrai.
Traduction des inscriptions en arabe
« Tu as vécu un moment, une heure ou deux ou une nuit. Juste une photo. Mais tu n’as pas vécu la vie que montre cette photo. »
« J’étais bouleversée. J’étais loin des gens. »
« Ce commentaire ne convient pas à la photo car elle sourit. »
« J’ai fait l’expérience de ce que montre cette photo. »
« Je vis la même chose. J’aime quelqu’un et elle n’est pas là avec moi. J’éteins la lumière pour ne plus voir qu’elle. Alors je me sens heureux car je suis avec la personne la plus merveilleuse qu’il y ait dans ma vie. »
« Tamer dit : Pourquoi la photo est prise dans l’obscurité ? »
« Tamer dit : l’obscurité exprime peut-être quelque chose. »
Contournant les silhouettes des personnes photographiées, les commentaires composent un choeur de paroles plurielles et discordantes, elles s’entremêlent, s’opposent et se font écho. Leur liberté suprême suscite l’émerveillement. Les trajectoires tracées semblent infinies, touchant au rêve pour frôler l’autobiographie, pointant le parti pris politique pour révéler les conventions sociales, délimitant les controverses religieuses et les habitudes les plus personnelles. Un vif esprit critique ponctue les pages, et l’humour affleure de toutes parts. Ces paroles témoignent des liens qui unissent chaque interprète, de la clarté du point de vue citoyen à la mélancolie d’une voix solitaire, de l’amour d’un enfant pour sa mère à l’éveil d’une conscience féminine.
La petite fille aux oiseaux
Il y a une photographie qui m’est particulièrement chère, celle où l’on voit une petite fille entourée d’oiseaux qui volent dans sa chambre. C’est une photographie que j’ai prise au tout début du projet, et je ne savais plus exactement où habitait cette famille, mais je voulais absolument leur offrir un grand tirage de cette image. J’ai réussi à les retrouver, et c’était un tel soulagement. Ils étaient tellement heureux de me revoir. Je voulais aussi leur montrer une autre image où leur petit garçon apparaît nu, de dos, alors qu’il est en train de se laver, et une dernière où l’une des femmes apparaît sans foulard.
J’étais très nerveuse, mais ils ont adoré les photos et le livre en entier. J’ai décidé de leur montrer la maquette du livre et de les inviter à écrire ce qu’ils souhaitaient. Ils ont écrit de très belles choses, et c’est ainsi que le travail d’écriture sur le livre a débuté.
Traduction des inscriptions en arabe
« Elle est en train de rêver ? »
« Je t’aime. »
« Tu m’as rendue si heureuse. J’ai l’impression de voler. »
« J’aimerais bien être sur cette photo. »
« Toi et moi ensemble. »
« Je t’aime beaucoup, Bieke. »
« Mon rêve, ce serait d’être comme toi, de découvrir le monde, mais j’aimerais aussi être architecte. »
« Je suis vraiment content que tu aies habité chez nous et j’espère que ce sera un beau souvenir pour toi comme c’est un beau souvenir pour nous. »
« Je t’aime Bieke. Pour Bieke, de la part de Walaa. »
« Vraiment superbe. »
« C’est moi sur la photo. »
« Je rêve d’être ingénieure. »
« Tu es vraiment belle, Walaa. »
« Tu as rencontré ces gens mais tu ne sais pas si ils sourient ou si ils pleurent ni comment ils vivent. »
« Très bien. »
« Cette photo me rappelle plein de beaux souvenir. »
« Pour Bieke, en souvenir de moi. »
Traduire les regards
Les écrits en arabe viennent broder l’image de sens mystérieux aux yeux du lecteur occidental. Ici une phrase solitaire se dessine, là elles tissent un filtre transparent, parfois elles recouvrent d’un manteau l’ensemble de la photographie. Ces indices de pensées inconnues agissent comme des obstacles à travers lesquels notre oeil doit cheminer. Bieke Depoorter fait le choix radical de ne pas traduire les propos en arabe en regard de chaque photographie, privilégiant un livret de traductions indépendant, glissé à la fin du livre. Ainsi, notre point de vue est sommé de franchir des seuils d’interprétation différents et de se défaire peu à peu des a priori de départ pour épouser la vision d’autrui.
L’exposition idéale montre à la fois les photographies, le livre original, et les traductions. J’aime l’idée de changer les significations d’une image. Nous interprétons ces photographies d’un point de vue propre à notre culture. Voir une femme allongée dans son salon, en tenue d’intérieur, ne nous cause aucune surprise. Lorsqu’on lit ce qu’en pensent les Égyptiens, cela change complètement notre perception de l’image.
Traduction des inscriptions en arabe
« Le voile est une affaire de liberté personnelle.
Ma mère ne l’a porté qu’après s’être mariée et avoir donné naissance à mon frère. »
« Cette photo ne peut pas être publiée parce que c’est une musulmane
et que c’est interdit par notre religion de montrer ses cheveux. »
« Comment je sais qu’elle est musulmane : à cause du Saint Coran. »
« C’est exactement ce que je fais avec ma soeur. Et on se chamaille aussi. »
« Cette photo ne pose aucun problème. Elles ne font rien de mal. »
« En tant que chrétienne, cette photo ne me choque pas. C’est normal qu’une fille, même musulmane, fasse ce qu’elle veut chez elle. Même d’être assise avec les cheveux comme ça. »
« La grande soeur apprend à sa petite soeur et la petite à sa cadette. »
« Papa dit : Puisqu’elle est chez elle, elle n’a pas à porter le voile. »
« À chacun son opinion. »
L’interprétation des images est au coeur des préoccupations de la photographe. « Mumkin sura ? » (« Est-ce que je peux prendre une photo ? ») est la première phrase que Bieke Depoorter a apprise en Égypte. Le titre « Mumkin » renvoie à la possibilité même du projet, et reflète sa subjectivité modeste et inquiète. L’incertitude fait vaciller les idées figées et les sens préconçus, suggérant un sentiment d’instabilité qui émane de la situation politique du pays. Le titre en anglais, « As it may be » (« Il pourrait en être ainsi ») inscrit ce flottement comme un parti pris puissant, qui inclut la photographe, les participants et les spectateurs dans un jeu d’interprétation commun.
Je montre l’Égypte de mon point de vue mais d’autres façons de voir, d’autres significations sont possibles.
Lors d’une exposition aux Pays-Bas, Bieke Depoorter a exposé une maquette du livre vierge de toute écriture. Les visiteurs pouvaient à leur tour y inscrire leur voix, dans leur langue. Elle désire aujourd’hui réaliser une exposition en Égypte.