La compagnie créée en 2010 par le comédien et metteur en scène Hamza Boulaiz affiche un but clair : « défendre les valeurs de la liberté d’expression dans un cadre artistique à travers la création d’un mouvement culturel impliquant le citoyen marocain ». Pour atteindre cet objectif, Hamza dévoile sa méthode « tout simplement, je travaille ».
Si tu ne viens pas au théâtre, le théâtre viendra à toi
A l’arrière d’un taxi bleu tangérois, Hamza amorce la narration de son histoire et celle de Spectacle pour tous. Natif de la cité du détroit, il dépeint un rapport compliqué avec cette ville qui « l’inspire beaucoup » mais qui a aussi été « très dure » avec lui. Nous n’en saurons pas plus, seulement que malgré tout, cette histoire singulière a forgé en lui l’envie de rendre ce qui l’avait animé ici, ce qui l’avait fait « s’en sortir ».
Il va étudier à l’Institut supérieur d’art dramatique de Rabat, avant de revenir à Tanger en septembre 2016 avec le tout nouveau projet de sa compagnie, le camion théâtre.
Rester dans un cadre, ça ne m’intéresse pas du tout, je travaille pour créer de l’émotion.
Hamza explique en fait concentrer les activités de la compagnie Spectacle pour tous autour de trois axes qui se déclinent chacun en plusieurs types de projets. Tout d’abord la création, libre ou sur commande, la transmission – de la même manière il peut s’agir d’ateliers libres ou avec une thématique particulière pour sensibiliser à certains sujets – et enfin l’expérimentation.
Dans chacun de ces axes, la vision de la compagnie est toujours la même «le droit à l’art et la culture».
Le processus de conception, qui va de l’écriture jusqu’à la mise en scène, aboutit à des productions théâtrales que la compagnie présente ensuite dans différents lieux et cadres. Leur nouvelle création – Khoroto – a été jouée à Tanger dans le camion, puis à l’Uzine à Casablanca les 8 et 9 juin avant d’emmener la pièce au festival d’Avignon l’année prochaine.
Le directeur artistique déplore un certain rituel citoyen marocain qui existe aujourd’hui et qui se limite à la triangulaire « bar, mosquée, café ». Il explique être dans une « recherche d’une action citoyenne durable ».
Il insiste aussi sur la démarche globale de la compagnie qui ne se limite pas à la production artistique mais qui constitue également un projet viable économiquement. Aujourd’hui la compagnie vit grâce au mécénat, aux subventions et à la billetterie. Mais chaque membre peut aussi faire valoir des compétences propres qui sont utilisées dans une logique de coopérative. Le pot commun constitué permet ainsi d’investir pour l’avenir de la compagnie.
Pour Hamza, ce modèle économique garantit la continuité de l’action culturelle et « permet notamment de pouvoir payer des artistes à temps plein, ce qui est rare ».
L’idée du camion a aussi été imaginée de façon à être génératrice de revenus, non pas sur l’entrée qui reste libre, mais avec la possibilité de louer cette scène mobile.
Je cherche toujours la durabilité, nous ne sommes pas dans l’éphémère.
Aji Tfarej
La compagnie est en permanence à la recherche de moyens pour inciter le public marocain à la fois à assister mais aussi faire partie intégrante des activités culturelles et artistiques. Le camion, baptisé Aji Tfarej – littéralement Viens Voir – apporte deux choses essentielles : il donne une liberté importante et permet la démocratisation de l’art dramatique.
Par sa mobilité et sa gratuité, il facilite l’approche du citoyen afin de l’initier à l’univers du théâtre et aux arts vivants de façon générale. La compagnie parle de « créer un lien, un rapprochement dans le cadre d’une communication artistique ».
Lorsqu’il en parle, Hamza est fier et ému. Il s’agit pour lui et la compagnie d’un nouveau chemin qu’ils ont à peine commencé à fouler. Il détaille le fonctionnement technique et matériel d’un tel lieu et la proximité qu’il a apporté entre les projets et à la population avec entrain. « Le camion a une capacité maximum de 120 places, mais il y a aussi la possibilité d’augmenter la taille de la scène et réduire le nombre de places » nous dit-il.
Cette scène nomade, il a déjà pu l’expérimenter sur les routes marocaines notamment lors d’un voyage entre Tanger et Guelmim, marqués d’arrêts-représentations. Aujourd’hui Hamza a les yeux qui brillent lorsqu’il parle de son prochain rêve avec le camion : un voyage théâtrale entre Tanger et Dakar.
Mais Aji Tfarej ne se « limite » pas au camion. C’est un projet qui inclut également la participation de la jeunesse tangéroise. La Compagnie a lancé cette année la première édition d’un festival d’un genre nouveau. Dans la droite ligne de son objectif de faire participer le citoyen marocain à la culture de son pays, la compagnie a créée le festival Aji Tfarej.
« Les grands festivals font leur boulot, je ne critique pas. Mais nous avons une démarche différente, je suis pour une démarche citoyenne ».
L’initiative réunit 6 lycées publics, au profit de plus de 6000 lycéens. Du 2 au 29 Mai la compagnie a offert aux tangérois une programmation basée sur le travail des élèves pendant l’année, en partenariat avec la fondation DROSOS, qui œuvre notamment en faveur des jeunes de la région de Tanger.
Le projet a débuté avec l’année scolaire 2016/2017 à travers des ateliers de théâtre au sein même des lycées. Dans chaque établissement partenaire une salle est mise à disposition. Accompagnés d’un artiste et d’un professeur référant les élèves peuvent y travailler tout au long de l’année. Le processus est mis en place pour un cycle de 2 ans à raison de 4 ateliers par lycée. Le but étant de créer des espaces qui perdureront de façon autonome à la fin du cycle mis en place par la compagnie.
Le festival qui s’est tenu en mai avait principalement pour mission de présenter les rendus de projets des adolescents de tous les lycées. Pour la compagnie ce programme spécifique répond « aux nouvelles attentes de la jeunesse et viens enrichir l’environnement des lycées publics tangérois ». Ils espèrent de cette façon créer une dynamique et ainsi bouleverser l’image de l’art, de la culture et en particulier du théâtre grâce à l’expérience des élèves.
Finir la table
Lors de notre passage à Tanger, c’était au tour des élèves du lycée public Allal Fassi de venir présenter le fruit de leur travail d’une année. Au lycée, un jour avant la présentation de leur travail, on parle de culture bien entendu, plus particulièrement « démocratiser la culture, est-ce possible autrement ? »
Infatigable et sur tous les fronts, c’est le directeur artistique qui anime cette « master class » pour les élèves du lycée participant au projet Aji Tfarej.
Rashid Hassani, vidéaste du groupe nous traduit les interventions nombreuses et enjouées du public adolescent. Il tente une explication du travail de la compagnie avec la jeune audience dans une métaphore.
Il faut imaginer quelqu’un qui n’a jamais mangé de fruits. Un jour il rentre dans une pièce remplie de plein de sortes de fruits. Il ne sait pas quoi faire, quoi choisir ou même s’il doit en choisir. Nous sommes là pour l’aider et l’aiguiller dans cette découverte
Rachid Meggaro, directeur pédagogique du Lycée Allal Fassi est venu assister à l’échange entre Hamza et les élèves. Pour lui c’est « une excellente initiative » et il est ravi qu’elle se tienne dans son lycée. Il nous confie qu’avant les jeunes voyaient le théâtre uniquement comme un vaudeville ou des pièces qu’ils étaient forcés de lire pour leurs cours. « Ici ils apprennent une autre vision. Ce sont eux qui créent ».
A la fin de l’atelier, une dizaine d’élèves attend Hamza. Tous veulent discuter de la même chose : ils pensent faire des études secondaires dans l’art ou la culture, problème, leurs parents ne sont pas de cet avis. Ils souhaitent que celui qui les a initiés au théâtre rencontre leurs parents et leur parle. Hamza accepte, il se prête à la ce genre de demandes régulièrement.
Le lendemain, le théâtre Mohamed El Haddad, non loin du lycée, est plein à craquer. L’agitation est forte dans la salle, le spectacle – intitulé Finir la table – sur lequel les élèves ont travaillé près d’un an est sur le point de débuter. Sur scène les 41 élèves se déplacent avec grâce et sans accroc. Les rapports amoureux ou de façon générale les relations hommes/femmes et le patriarcat sont au cœur de leur pièce.
Ils sont drôles, percutants et professionnels, la scénographie superbe. Le défi est relevé.
A la fin de la représentation les coulisses sont en ébullition. Les élèves sont heureux. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont voulu montrer, ils lancent les mots avec détermination : force, concentration, création, envie, paix…
Quelques jours après leur spectacle, deux élèves se confient devant la caméra.
Ils sont fiers de ce qu’ils ont accompli tout comme Jihane Elkhaloui et Rachid Aboujoud Jedouani qui les ont accompagnés et guidés dans cette aventure. Rachid précise qu’il a mis en place sa propre méthode qui peut fonctionner avec des professionnels, comme des amateurs. Tout au long de l’année il a travaillé avec les élèves autour de trois lignes fondamentales avec les élèves : le temps, l’espace et la concentration.
Le public, parfois plus novice que les comédiens d’un soir, s’agite lorsque le noir se fait dans la salle. Il faudra même appeler certains au calme. Pourtant, au fur et à mesure que la pièce avance, tous semblent captivés et à l’écoute. On note même ici et là les regards admiratifs et les yeux humides de certaines mamans émues.
Reportage publié pour la première fois en 2017 sur la plateforme W.A.R