Sarah Al Abdali, la mémoire artistique du Hedjaz

Parmi les artistes, il y en a certains qui revisitent l’héritage, d’autres qui inventent le futur, et d’autres encore qui s’engagent. Sarah Al Abdali est tout à la fois. Cette jeune femme originaire de Djeddah dans l’Ouest de l’Arabie Saoudite, rend hommage à la culture du Hedjaz à travers des œuvres espiègles et modernes, portant un regard curieux sur l’avenir sans jamais oublier ses racines. Loin d’être nostalgique, elle observe les évolutions de sa société contemporaine et les reconnecte à leurs traditions.

Rencontre avec une artiste inspirée et engagée, récemment présentée par le Misk Institute à l’Institut du Monde Arabe.

Elevée à Djeddah, quel a été votre premier contact avec l’art ?

Je pense que dans mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps avec moi même et l’art était un moyen de tromper l’ennui. Une manière de passer du temps avec moi et d’apprendre à me connaître. J’ai commencé très tôt à prendre des cours de peinture, de photographie, et je pense que grandir à Djeddah a façonné ma sensibilité à l’art, à travers l’architecture traditionnelle de la vieille ville.

Comment la culture hedjazi influence votre travail aujourd’hui ?

Ma culture est au cœur de mes préoccupations artistiques. La manière de vivre aujourd’hui dans le Hedjaz a complètement changé par rapport à hier. Il n’y a aucune cohérence entre l’architecture moderne actuelle et notre histoire collective. Je me suis interrogée sur les raisons qui nous ont poussé à délaisser les maisons traditionnelles du quartier historique de Djeddah, avec une identité visuelle forte, pour aller nous installer dans des habitations occidentales qui n’ont rien avoir avec notre héritage. C’était également le thème de ma thèse à Londres. J’ai souhaité explorer l’héritage esthétique de ma ville avec ses motifs traditionnels comme le roshan, sorte de moucharabieh local. Cela a inspiré beaucoup de mes travaux, comme Fain majilisi ? (Où est ma majilis ?), réalisé dans les rues de Djeddah. J’ai alors récupéré les archives photographiques de ma famille. Sur l’une d’elle on voit mon grand-père assis dans sa majilis (NDLR : sorte de salon privé pour recevoir les invités). Où est ma majilis ? est une question imaginaire posée par lui. C’est aussi une réflexion sur la disparition de notre patrimoine et son remplacement par des gratte-ciels.

 

Après une licence en graphisme vous êtes partie étudier à Londres dans le cadre d’un Master en art traditionnel. Pourquoi avoir décidé d’explorer des formes traditionnelles d’art?

J’ai toujours eu une fascination pour la peinture et l’illustration. Après l’exposition à Londres, je ne me voyais toujours pas comme une artiste. Joindre ce programme était une forme de challenge pour moi, mais aussi l’opportunité d’acquérir des compétences pour mériter ce nouveau statut. J’ai appris la céramique, la peinture sur plâtre et beaucoup d’autres formes qui n’ont rien à voir avec ma culture. Je ne voulais pas travailler toute ma vie sur un ordinateur dans une entreprise, j’avais aussi besoin de retrouver le sentiment du travail manuel, m’exprimer dans quelque-chose d’authentique et brut.

Votre travail transmet un fort sentiment de nostalgie. Comment vivez-vous toutes les transformations sociales et urbaines de l’Arabie Saoudite maintenant ?

Je ne souhaite pas revenir en arrière et je suis très contente de vivre à notre époque. Je ne me considère pas comme une romantique désespérée et mon travail constitue un moyen contemporain de réfléchir sur mon identité en tant qu’individu et que communauté. Tout bouge très vite en ce moment, mais des questions fondamentales restent en suspens. En parallèle des grandes évolutions visibles et nécessaires, ils subsistent des problèmes dont on parle moins, comme celui des travailleurs ou de l’obtention de la nationalité saoudienne pour les étrangers, mais qu’il faut résoudre également. D’un point de vue de l’architecture, je me demande quels efforts vont être fournis pour préserver Al Balad, le quartier historique autrefois fortifié de Djeddah. Ses habitations sont aujourd’hui totalement dégradées et ne bénéficient d’aucune infrastructure, certaines sont même brûlées alors qu’elles constituent un vestige unique de notre passé.

Vous êtes d’ailleurs très impliquée dans la préservation de l’héritage national, pouvez-vous nous expliquer votre engagement?

Quand je suis revenue de mes études à Londres, j’ai travaillé comme consultante entre la commission du Tourisme et des Antiquités de l’Arabie Saoudite et l’association Turquoise Mountain, une ONG britannique dont le but est de préserver l’héritage culturel en soutenant l’artisanat. J’ai formé pendant plusieurs mois un groupe de 7 femmes en leur apprenant la gravure sur plâtre. Je suis très impliquée à conserver et faire revivre notre tradition artisanale locale. Mais c’est difficile en raison du manque d’artisans compétents.

Vous explorez différents mediums dans vos œuvres, comme le graffiti, les comics, ou encore la peinture. Pourquoi cette variété?

Je suis très expérimentale avec les mediums que j’emploie. A mes débuts, je venais de finir ma licence en graphisme à l’Université et je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. J’’ai donc commencé avec le graffiti sans vraiment chercher à devenir populaire.

On vous présente souvent comme la première femme à avoir fait du Street art en Arabie Saoudite, avec « Mekka » une œuvre où vous indiquiez la direction de la Mecque avec une flèche tournée vers des immeubles, afin de dénoncer l’urbanisation croissante. Comment ce travail a été reçu ?

Je ne sais pas si j’ai vraiment été la première, mais disons qu’il n’y avait pas beaucoup d’art de rue en Arabie Saoudite à l’exception du vandalisme ponctuel ou d’inscription des paroles de Tupac sur les murs. Avec Mekka, je souhaitais interpeller la communauté sur les développements immobiliers du Royaume. J’ai été surprise de voir que la discussion engendrée a suscité de l’intérêt jusqu’à Londres où elle a été exposée au British Museum en parallèle de l’exposition Hajj.

 

 

Lors de Art Paris, vous avez présenté Kulin Yughani A’ala laylah, une série de marionnettes. Peux-vous nous expliquer ?

Il s’agit d’une série de marionnettes expérimentales qui illustrent des contes populaires et dictons sous une forme originale. C’est l’illustration d’une citation arabe qui signifie que chacun est maître de son destin. C’est une métaphore de la vie comme un grand théâtre auquel tout le monde peut participer. Il y ceux qui mènent la danse, ceux qui se font diriger, ceux qui improvisent. C’est aussi une sorte de dessin de ce qui se déroule sur le terrain politique au Moyen-Orient aujourd’hui. Ces marionnettes peuvent être manipulées avec les mains, ce qui donne tout son sens au concept.

Que pensez-vous du rôle des artistes contemporains en Arabie Saoudite ?

Je pense que le rôle de chaque artiste dans le monde est d’essayer de documenter par différents moyens, les évolutions qui se déroulent dans son propre pays. Beaucoup de choses se construisent en ce moment en Arabie Saoudite, en détruisant d’autres sur leur passage. Garder des traces visuelles de ces transformations est important car elles constitueront notre musée de demain. C’est le devoir de tout artiste de réaliser l’importance de ce rôle.

Pensez-vous que les artistes saoudiens soient vraiment libres, alors que la plupart des projets culturels du pays sont financés par le gouvernement ?

C’est une question intéressante. Le gouvernement est en train de donner beaucoup de support financier aux artistes, ce qui peut être vu comme une bonne chose mais aussi amener à s’interroger. Je pense qu’il est clair que nous avons aujourd’hui plus de libertés qu’avant pour nous exprimer sur certains sujets, comme la représentation de la femme. Il est agréable de voir que les autorités religieuses n’ont plus autant de pouvoir mais et je ne dirais pas que les artistes sont poussés dans leurs limites pour s’exprimer.

Quelle femme vous a particulièrement inspirée ?

C’est une question difficile car il y en a beaucoup. Mais je vais dire Nina Simone. J’ai toujours été influencée par sa musique et son combat en tant que femme noire dans l’Amérique des années 60. Elle représente pour moi le son de la liberté et j’ai souvent peint en écoutant ses chansons.