[RIHLA 2.0 : RÉCIT CROISÉ] – EGYPTE – JOUR 23

Montazah – 16h30

Au Caire, nous avons une première fois fait nos adieux au silence. Une fois à Alexandrie, nous retrouverons les mêmes motards arborant leurs baffles sur le devant de leurs deux roues vétustes, mais pratiques. Sur ces Vespa modèle des années 1950, on peut monter seul ou accompagné par sa famille. Trois ou quatre personnes, en fonction de la taille des différents postérieurs, peuvent se gargariser d’un transport aéré et festif. Car, chaque trajet parcouru par ces carcasses en fer est la parfaite occasion pour leurs conducteurs de démontrer la puissance de leurs enceintes et de faire fredonner aux passants, jusqu’aux ruelles les plus lointaines, les paroles si populaires du dernier titre d’électro-chaâbi.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, la ville agitée ne dort pas. Nous sommes rentrées tôt car il fallait déplacer nos affaires dans un appartement charmant dans un quartier plus excentrique, le Montazah. Nous nous sommes séparées de Mehdi pour respecter la volonté du propriétaire. La règle est simple, le soir, il faut faire maison à part pour éviter tout différent avec la police des mœurs.

« Salamo’aléko » répétais-je dans un faux accent égyptien à chaque fois que je croisais le baouab (gardien de l’immeuble) à l’entrée du bâtiment, soit à chacun de mes mouvements pour me rappeler que mes entrées et sorties était scrutées, surveillées et peut-être même comptées. Je le voyais là, assis toute la journée à siroter son thé orangeâtre, sans cesse resservie par son épouse qui le rejoignait par terre. Je les voyais jaspiner tous les deux et imaginer aux bruits que font leurs chuchotements, qu’ils se rapportaient le récit de vie de l’ensemble des habitants de l’immeuble. Étage par étage, appartement par appartement, rien ne devait leur échapper. Chacun d’eux apportait sa pièce au puzzle et ensemble, ils reconstituaient le feuilletage de la série des destins qu’ils croisaient dans le bâtiment.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Ce matin, nous nous sentons fraîches. Au réveil, l’air des vagues avoisinantes vient nous ébouriffer. De quoi nous donner l’envie de croquer à pleines dents à la journée rayonnante qui s’annonce. Nous envoyons un sms à Reem, amie d’une amie de la rédaction pour connaître le prix de notre course. Ici, les taxis n’ont pas de compteur et nous avons encore du mal à estimer les distances à parcourir et encore moins à y indexer un coût. De la devanture du palais du Roi Farouk, devant lequel on réside, trente livres nous permettent de rejoindre la Bibliotheca Alexandrina.

Les yeux écarquillés et la tête baladeuse, plongés dans un mutisme temporaire, dans une posture de recueillement, on admire cette réincarnation d’un temple antique du savoir. La bibliothèque royale et la bibliothèque fille qui rassemblaient les plus importants ouvrages de l’époque et qui prolongeaient la tradition de l’école de philosophie d’Aristote à Athènes ont hélas disparus. Mais l’édification de la Bibliotheca Alexandrina, permettait alors à la ville d’Alexandrie de regagner ses lettres d’or de métropole culturelle.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Au bord même de la mer, la Biblotheca s’articule autour de trois édifices qui sanctifient le dialogue et la rationalité.

Le centre de conférences inauguré en 1991 intègre des éléments égyptiens dans son architecture. Avec ses quatre pyramides sur le toit, deux autres inachevées sur les cotés, quatre colonnes à la forme de lotus et ses façades vitrées, il fait dialoguer l’héritage pharaonique avec la modernité.

Nous entrons ensuite au bâtiment principal qui abrite aussi des galeries d’exposition et un musée des Antiquités. Les 2000 places assises et les 180 salles d’étude que propose la bibliothèque sur sept étages, en font la plus grande salle de lecture au monde. La douce lumière bleutée qui s’échappe du couvercle cylindrique vitré caresse mes poils déjà hérissés à la découverte de la piété intellectuelle qu’on y ressent. Ce couvercle en disque, vu d’en haut, n’est pas sans rappeler la forme du soleil dans les hiéroglyphes égyptiens. Une manière de rendre hommage au dieu Ra.

Nous interrompons la visite pour rejoindre Reem Kassem au café de la bibliothèque. Chef du département artistique, elle gère la programmation des différents spectacles qu’organise la bibliothèque. Du rooftop, nous avons une vue sur le centre des Sciences du Planétarium annexé à la bibliothèque. Entre nous, un échange instructif s’établit autour d’un café turc au marc assez épais qui vient se frotter à nos papilles.

Reem raconte. Parce qu’elle pense que l’établissement d’un dialogue probant au sein d’une société encore saignante ne peut se faire que par le croisement et la rencontre de ses membres, elle crée en 2011 AGORA pour les arts et la culture, une organisation qui intègre les pratiques artistiques et les moyens d’éducation alternative dans des programmes de développement économique et social. Outre les différents ateliers organisés et les clubs animés, Agora organise deux festivals annuels qui mettent en scène, aussi bien des performances artistiques que des pratiques artisanales. Reem doit revenir à son bureau. Notre conversation prend fin, mais nous partons charmés par ce haut lieu de culture.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi