Repenser la barbarie avec Hervé Koubi

Crédits : Nathalie Sternalski

Avec son ballet au titre emprunté à l’ouvrage de Yasmina Khadra, « Ce que le jour doit à la nuit », le chorégraphe Hervé Koubi tourne depuis 2013 dans toute l’Europe, en Afrique du Nord et en Amérique, jusqu’aux planches d’un théâtre new-yorkais à Chelsea. En 2015, sa nouvelle création « Les nuits barbares ou les premiers matins du monde » s’ajoute au répertoire.

La découverte tardive des origines algériennes de son père, juif, et de sa mère, musulmane, l’a poussé à traverser la Méditerranée pour se rendre en Algérie pendant plusieurs années et parcourir le Maghreb. Cette expérience se place aujourd’hui au cœur de sa création. Confronté à ses « frères retrouvés », la binarité entre « eux » (l’étranger) et « nous » ne fait plus sens. Qui sont les Barbares, ces étrangers dont la langue faisait l’effet d’un « bla-bla » (bar-bar) aux Grecs qui les ont ainsi nommés ? La question se pose particulièrement en Afrique du Nord où les Amazighs (hommes libres) ont été requalifiés de Berbères et où se sont installés de nombreux peuples « barbares » venus du Nord. L’histoire se répétant, le sujet relève d’une actualité brulante :

il ne tient qu’à nous, nous dit le chorégraphe, de redéfinir notre rapport à l’Autre pour parvenir à faire une place à l’étranger dans notre société.

Dans « Les Nuits barbares ou les premiers matins du monde », un peu plus de 12 hommes en colère s’opposent et se mêlent sur scène, dans un mélange de capoeira, hip-hop et danse contemporaine, au son de Mozart et de musique traditionnelle algérienne. La beauté des corps et l’intensité de leurs gestes nous hypnotisent : le spectateur tente de suivre leur rythme effréné, comme une mise en transe. Anonymisés par des masques de bête à cornes en strass, les danseurs se découvrent un à un et affirment leur individualité.

Une suite de tableaux relevant du champ rituel convoque de nombreuses références aux ancêtres, au sacré et à la culture nord-africaine, sur le chemin d’une quête d’identité jamais achevée. Interview.

Vous introduisez « Les nuits barbares » en évoquant au public la découverte de vos origines, notamment algériennes, qui vous a inspiré la thématique du ballet. Pouvez-vous nous parler de votre démarche identitaire et ce qu’elle a suscitée ?

Hervé Koubi : Il y a deux choses : dans un premier temps, une démarche de quête d’identité et non pas de revendication identitaire ; dans un second temps, le fait de se défaire – et non de se dédire, de son identité. Car en réalité la revendication identitaire, comme la notion même d’identité, s’avère souvent fallacieuse. Elle cache notre appartenance commune. L’identité parfois est une fausse piste : il n’y a pas d’identité algérienne, ni nord-africaine. Il y a une grande mixité qui s’est opérée à travers les âges, chaque civilisation s’installe et efface les traces de présence de la précédente. C’est dommage car on apprendrait que cette notion d’identité est beaucoup plus floue. D’ailleurs, je n’aime pas ce terme. La question n’en est pas moins belle et le sujet pertinent et passionnant. En la vivant, on comprend que la quête n’est pas forcément la découverte d’un point fixe auquel on s’attendait.

C’est d’autant plus intéressant, à partir du mot « identité » très – peut-être trop – employé, d’interroger et de déconstruire la notion qu’il mobilise. Il semble que cette démarche soit partagée par de plus en plus d’artistes de la région…

Chacun a sa manière de la déconstruire. Elle va souvent dans le sens de la critique, ce qui n’est pas ma posture. Je ne veux en revanche ni me dédire ni faire de leçon formelle, car ça serait trop facile. Je préfère interroger l’histoire ancienne et la science qui nous apprennent beaucoup de choses. En ce qui concerne le Maghreb, la revendication arabe est une imposture ! Il y a moins de dix ans, l’outil génétique nous a appris que 65 à 80% des gènes en moyenne portés par la population algérienne sont européens, 10% sont arabes et 5 à 10% subsahariens. Ces origines européennes remontent aux peuples dits « barbares » venus du Nord s’installer en Afrique du Nord pour fuir les guerres et non pour les faire. Leurs traces ont souvent été effacées, notamment par l’empire romain qui y voyait de féroces concurrents. Qui parle aujourd’hui des Vandales et de leur brillante culture ? Ils sont associés au vandalisme : le problème, c’est qu’ils n’ont jamais rien vandalisé ces Vandales !

C’est une vérité historique et scientifique qui transcende les idéologies, les revendications politiques et les guerres qui passent. C’est donc une folie de dire que le Maghreb est arabe : il est berbère. Il y a eu une domination islamique et il serait bon de se rappeler qu’en Afrique du Nord, juifs, chrétiens et païens vivaient en paix durant des siècles. On présente aujourd’hui le conflit israélo-palestinien comme le cristallisateur de ce qui aurait existé depuis toujours. Or c’est faux ! Une autre contre-vérité consiste à faire passer les chrétiens pour les gentils de service. Le choix du christianisme par l’empire romain a pourtant été le début de grands massacres, le plus souvent envers les musulmans. Je ne critique pas, j’essaie ainsi de déconstruire l’idée que ce qui paraît joli aujourd’hui ne s’est pas construit sagement et que ce qui paraît ignoble et barbare ne l’a pas toujours été. Il faut pour cela aller chercher le public, le plus profondément possible, pour faire part de ces impostures et raccourcis historiques qui s’avèrent très dangereux. Mon message est clairement politique.

Crédits : Frédéric de Favernay

Qui sont les danseurs de votre compagnie ? Il est très difficile de trouver les formations et les structures pour devenir danseur professionnel au Maghreb.

J’ai recruté les danseurs de ma compagnie en Algérie et au Maroc. Il a d’ailleurs fallu que je me bagarre avec l’institution française pour les salarier en France, selon les mêmes grilles tarifaires. C’est très important pour moi, contrairement à d’autres compagnies qui font des visas court séjour et qui paient au lance-pierre. Il n’est pas évident de trouver des danseurs professionnels au Maghreb, surtout en Algérie. Mais après tout, que signifie être danseur professionnel quand on regarde à travers le monde ? Je tourne régulièrement aux Etats-Unis, je peux vous assurer que danser professionnellement là-bas – c’est à dire être payé pour son art et en vivre – est loin d’être une évidence.

Mes danseurs sont clairement autodidactes. L’absence de cadre institutionnel, comme on peut l’envisager en Europe et surtout en France, fait qu’ils n’ont pas de barrières. Je me sens beaucoup plus libre de les amener vers des pratiques de danse qui ne leur sont pas familières. Ça ne m’interdit pas de travailler avec des Français. Mais mes danseurs font preuve d’une disponibilité et surtout d’authenticité. Les danseurs de la rue se sont fabriqués, ils ne se dédisent pas, ils ne renient pas d’où ils viennent dans leur mouvement, dans le geste. Je ne veux pas me placer en formateur. Je préfère parler d’une collaboration entre nous et d’une évolution de leur part.

Comment se déroule votre processus de création ?

Je débute en solitaire, en immersion dans l’histoire qui me pousse à créer. Mes pièces sont très documentées, surtout « les nuits barbares » où il y a beaucoup de références sacrées, lisibles ou pas, car souvent mystérieuses. Je vais chercher dans les arts visuels pour écrire le geste, dessiner comme un musicien composerait une mélodie, phrase après phrase. Dans un second temps, je collabore avec les danseurs pour retravailler leurs propositions. Vient enfin le moment que je préfère : c’est à moi de jouer avec la mise en espace. Je n’aime pas l’unisson, vous remarquerez qu’il y a presque toujours deux phrases, comme un tissage. J’adore la dentelle, l’idée que chaque danseur tisse un lien, représente sa culture et dise quelque chose. Je m’amuse souvent à évoquer ce qu’auraient pu être ces cérémonies païennes dont on a perdu la trace et qui ont pourtant existé en Méditerranée durant des siècles, mais aussi les rassemblements sacrés en Orient chez les soufies et les chiites, les mouvements des danses traditionnelles, les pratiques ancestrales… Tout le monde ne danse pas la même chose en même temps : on est tous différents et pourtant on est ensemble, dans le même espace, et l’on arrive à faire des choses formidables en harmonie.

Proposez-vous un travail de narration dans le ballet ?

Non. Il y a une trame chronologique, sans réelle narration. Lorsque le ballet commence, les barbares fantasmés apparaissent, férus d’or et de travail. Je pense surtout à Attila et les Huns qui ont terrorisé la Méditerranée puis tous ces « peuples barbares », (Celtes, Vandales, Goths, et Perses) dont les apports ont fondé ce sur quoi on est debout aujourd’hui. Les danseurs sont sans visage, couverts par un masque de bijoux en référence aux bijoux berbères qui sont les rares traces qu’ont laissées ces civilisations là en Afrique du Nord. Au fur et à mesure de la pièce, les danseurs se mettent à nus et baissent les armes. Ils sont face au public pour provoquer un effet de miroir et lui dire :

nous sommes ces barbares qui viennent vous chercher du passé pour vous dire que nous sommes aussi vos ancêtres.

Crédits : Julie Cherki

Quelque chose marque beaucoup durant le ballet : on a devant nous ces hommes qui font des prouesses physiques incroyables pour lesquelles on leur fait confiance et pourtant ils nous font peur parce qu’on a l’impression qu’ils se mettent en danger. C’est très impressionnant d’assister à cette prise de risque !

C’est exactement le but que je recherche : que vous ayez quelque chose de vrai en face de vous. En réalité ça se travaille, mais c’est un secret ! On a entre 50 et 80 dates par an et en bientôt 10 ans de tournée, je n’ai jamais eu de blessés. Quelques entorses faites bêtement, pas sur la réception de grands sauts. J’apprends aux danseurs quand je les récupère à prendre soin d’eux, de leur corps. Une fois sur scène, il ne peut rien arriver car il y a quelque chose de très soudée entre eux : la notion de confiance est quelque chose de bouleversante dans le travail que je fais. En terme de sens, je trouve que c’est quelque chose qui est puissant. Je n’aime pas les choses trop propres : je demande aux danseurs à la réception de ne pas se placer trop en avance, que le spectateur se demande lorsqu’un danseur saute qui va le récupérer et de quelle manière. Si tout est bien structuré, c’est mon travail de chorégraphe de brouiller les pistes pour tenir le spectateur en haleine et qu’il soit touché par ces lâchés prises. Cette authenticité est, je crois, inhérente aux cultures nord-africaines et que l’on retrouve dans tout l’orient.

Comment le ballet est-il reçu et que suscite-t-il ?

Nous connaissons un très beau succès. Mais je ne suis pas un enfant de l’institution française et je ne rentre pas dans les cases. Ça agace certains responsables d’institution culturelle. Quand on est un artiste venant d’Afrique du Nord, on doit faire le bon élève : une « arabiade » éventuellement ou, à l’opposé, dénoncer les clichés du monde arabe.

Je suis issu d’une double culture à plusieurs niveaux : prendre partie serait si simple et si faux que cela me paraît idiot. Il existe également la discrimination positive dont j’aurais pu bénéficier mais que j’ai refusée, quitte à paraître un peu douteux sur l’idéologie que je porte. Je pense notamment au fait que mes danseurs soient des hommes : je suis suspect d’une forme de misogynie en excluant les femmes d’une société du bon vivre ensemble que je défends. J’ai simplement la nécessité, mystérieuse, de ne travailler qu’avec des danseurs hommes et c’est mon choix d’assumer ce désir. J’ai déjà eu des femmes dans ma compagnie et je porte un projet avec des danseuses algériennes. Je prépare une vidéo que je tournerai sûrement dans une oasis au Maroc où les jeunes filles pourront danser en extérieur, sans être ennuyées. Le Maroc est plus détendu sur ces questions là.

En revanche, on m’autorisera à faire du divertissement ! Je ne jette la pierre à personne, il y a de très bons chorégraphes qui le font. Mais eux-mêmes revendiquent de ne surtout pas se mêler de ces thématiques là. Ils sont fatigués d’avance de devoir se justifier. Moi ça ne me fait pas peur, il faut au contraire remuer là où ça fait mal. Le barbare de l’histoire tord le cou au barbare dont on parle aujourd’hui car ils sont aux antipodes. Rappeler que ces ancêtres ont participé à la construction de notre civilisation, cela nous raconte une histoire de vivre ensemble étonnante. Il y a encore plein de mystères, surtout en Afrique du Nord, et c’est formidable pour un artiste car ça ouvre l’imaginaire. Mais dans l’imaginaire, il n’y a pas forcément que de la fiction : j’espère être dans le sens des choses et être juste par rapport à ce que l’histoire tente de nous raconter.

On vous met souvent dans une position où vous devez vous justifier…

C’est ça et je ne le veux pas. Je ne devrais pas avoir à le faire. J’ai l’impression que mon seul travail ne suffit plus et qu’il faut montrer patte blanche. En France, on aime les cases. Ma posture séduit beaucoup plus une institution américaine : les Anglo-saxons sont des pionniers, ils essayent des champs nouveaux sans renier leur identité car ils sont très communautaristes – ce qui est un défaut, mais ils se retrouvent dans ce que je raconte. Tout ne s’explique pas.