L’exposition « Bagdad mon amour » à l’Institut des Cultures d’Islam

Latif Al Ani, Shorja Street, Bagdad, 1960 (détail), © Latif Al Ani, courtesy Ruya Foundation

Annoncée par son commissaire Morad Monstazami comme une « exposition-manifeste » et un « cri du cœur », l’exposition Bagdad mon amour à l’Institut des Cultures d’Islam ressuscite l’héritage culturel de l’Irak entre les mains sensibles et pleines d’espoir des artistes contemporains.

Lettre d’amour au patrimoine irakien

Placée sous le signe d’Hiroshima mon amour, l’exposition entremêle émotion et résistance. Dans le film d’Alain Resnais, une jeune femme découvrait la ville d’Hiroshima s’éveillant à peine des cendres de la bombe atomique. L’errance mélancolique du personnage dans son propre passé était racontée entre les bras d’un amant d’une nuit. Morad Montazami recueille, par-delà le lyrisme bouleversant de ce voyage intérieur, une foi inaltérable placée dans le pouvoir des images qui gardent à travers leur fragilité même un pouvoir d’évocation intact. Que reste-t-il quand tout a disparu ? Comment s’élever au-dessus des ruines ? Comment transmettre la perte ? Ces questions sont autant de brèches frayées par les artistes réunis dans l’exposition. Ils deviennent messagers et gardiens de leur propre patrimoine, transformé en signe intime dans leur mémoire.

Vue de l’exposition, au premier plan l’oeuvre d’Ali Assaf, « Cloth Windows : for my mother », 1993 © ICI, crédit photo : Marc Domage

Le parcours retrace la quête des artistes sur les pas de leur vie passée et de leur imaginaire culturel. Il s’ouvre sur une série d’étendards monumentaux en tissus colorés, suspendus dans le hall d’entrée de l’Institut. Leurs dessins rappellent les fenêtres des bâtiments de Bassora, mais ils sont surtout investis d’une valeur symbolique et délicate. Ali Assaf les a réalisés alors qu’il résidait à Rome pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak, en hommage à sa mère, couturière à Bagdad.

Le patrimoine architectural irakien, labyrinthe lacunaire et déserté, est au centre de l’exposition. La sculpture de Mehdi Moustashar, Cinq plis à 120°, simplement posée à même le mur, offre cinq segments de bois identiques qui tournent autour d’un point central pour esquisser la forme d’une étoile inachevée. Ce signe imparfait préserve le souvenir des arabesques de l’université al-Mustansiriyya de Bagdad. Encore miraculeusement debout aujourd’hui, ce lieu de savoir érigé à l’époque abbasside rayonna sur tout le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles. Walid Siti est quant à lui habité par un travail de recherche perpétuel. Un mur est dédié à ses dessins et maquettes depuis 1992. Il y explore sans trêve les formes architecturales ascensionnelles du Moyen-Orient, dans un désir d’élévation spirituelle proche du soufisme. La silhouette fantomatique du célèbre minaret en spirale de Samarra, fleuron de l’architecture islamique, se détache comme un leitmotiv sans fin.

Jawad et Lorna Selim

Une image surgit souvent grâce à la force d’un lien émotionnel. Comme dans Hiroshima mon amour, l’histoire d’une vie amoureuse est au cœur de cette exposition, celle du duo d’artistes formé par Jewad et Lorna Selim. Une photographie en noir et blanc, reproduite sur un mur à très grande échelle, immortalise le couple dans un moment de joie paisible, à la table d’un café de Bagdad. Avec Shakir Hassan Al Said, Jewad Selim fonda en 1951 le groupe de Bagdad pour l’art moderne. Ce mouvement d’avant-garde fut pionnier dans son désir de créer une esthétique résolument moderne en réactivant le style, les formes et les motifs du passé de la région. Il souhaitait ainsi dépasser le clivage entre un art local et une réception internationale. Les compositions linéaires et géométriques de Jewad Selim, ponctuées de réminiscences artistiques, apparaissent dans l’exposition à travers une œuvre au destin singulier. Il s’agit d’une peinture de la mosquée de Kufa, originellement réalisée par Jewad Selim dans les années 1980, et disparue suite aux pillages des collections d’art moderne de Bagdad. Le mirage de cette œuvre nous est offert sous le pinceau de Lorna Selim, elle-même artiste, qui a recréé fidèlement la toile de son époux plus de vingt ans après. Al-Kufa est une huile sur toile où l’architecture est réinventée par des tracés noirs très graphiques sur fond blanc, rehaussés de croissants de lune et de plages de bleu, d’orange et de jaune. Son statut est indéfinissable : ni remake ni reproduction, elle est une nouvelle œuvre authentique, dotée d’une épaisseur de sens et d’émotion incomparable.

Un musée ressuscité

Au fil de la visite, des pages du catalogue du musée national de Bagdad, pillé en 2003, sont semées ici et là sur les murs. Elles nous guident comme autant d’indices érigés en parois contre l’oubli. Au seuil de l’avant-dernière salle, un panneau nous indique : « Bienvenue au musée national de Bagdad », assorti du texte d’introduction et du plan du musée. Et si une exposition pouvait restituer l’esprit d’un musée entier ? L’artiste américain Michael Rakowtiz nous en donne l’hypothèse la plus troublante. Il a confectionné à échelle réelle les œuvres du musée de Bagdad, jusqu’au moindre détail. Ses petites sculptures en papier mâché laissent entrevoir des bandelettes et des fragments de journaux en arabe choisis par l’artiste. Figurines dérisoires et précaires, au matériau presque enfantin, elles se situent au croisement d’une histoire commune pleine de violence et de culpabilité, entre les États-Unis et l’Irak.

Michael Rakowitz, The Invisible Enemy Should Not Exist (détail) © Michael Rakowitz, crédit photo : Nick Ash

Regard aux aguets

Les artistes et les œuvres se dressent en témoins, par-delà leur absence même. L’exposition rend hommage aux citoyens, militants et professionnels qui tentent chaque jour de sauver le patrimoine irakien, ou du moins d’en préserver l’empreinte distante et creusée par la disparition. La dernière salle du parcours est une pièce de veille d’où le visiteur peut découvrir les actions de résistance menées pour raviver la vie artistique de Bagdad et sauvegarder son patrimoine.

Aménagée en bureau, elle est dédiée au collectif Mosul Eye, fondé en 2014 au moment de l’occupation de Mossoul par l’organisation terroriste Daesh. Leur objectif premier était d’informer et de documenter la situation quotidienne dans la ville, car aucune information ne pouvait circuler. Cette mission a gagné en ampleur en prenant appui sur un réseau important sur place et à l’étranger. Son but est de saisir, collecter, ressusciter l’héritage culturel. La bibliothèque de Bagdad, elle aussi pillée et détruite, fut ainsi garnie de nouveaux livres grâce aux membres de Mosul Eye. Leur action s’est tournée vers les artistes, musiciens et écrivains contemporains, jusqu’à mener des actes de survie éphémères franchissant les limites du risque.

On leur doit une scène presque impossible : un concert en plein air joué avec des instruments de fortune alors que Mossoul était envahi par Daesh. L’ultime trésor des artistes et activistes irakiens est leur espoir sans faille, et leur arme la plus incisive est la dérision. Une vive ironie pointe dans les trois vidéos de l’artiste Sharif Waked qui clôturent le parcours. L’artiste y détourne les terrifiantes vidéos de destruction de Daesh, y insérant des pastilles colorées flottantes d’un bord à l’autre de l’écran, ou jouant sur l’ombre d’une statue de Saddam Hussein dont la chute évoque soudain le profil incongru d’un oiseau de dessin animé.

Hilal Annaz, La mosquée Al Safar, 2017 © Hilal Annaz, Mosul Eye Bureau

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