Un terrain vague terne et triste, à la fois vide et inondé par les voix enfantines d’une bande de gamins qui jouent allègrement au football et poussent des cris de satisfaction à chaque tape dans une balle qui les fait échapper à leur morne quotidien. C’est avec cette toile de fond, à laquelle se superpose une conversation en voix-over qui annonce son issue dramatique, que s’ouvre le film Les Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch, film adapté du livre de Mahi Binebine. Un film fort et poignant qui dépeint la misère sociale des bidonvilles de Sidi Moumen à Casablanca, véritable terreau d’un terrorisme qui a éclaté sous son jour le plus violent pour la première fois en 2003.
Avec une lucidité bouleversante, Nabil Ayouch nous dévoile les tribulations de Tarek qui a seulement 10 ans lorsque le Maroc émerge des années de plomb. Celui qui aime se faire appeler « Yachine » vit avec sa mère, son père dépressif et ses deux frères sous le toit en tôle d’un bidonville. Son frère aîné Hamid sombre dans la petite délinquance et finit emprisonné. Privé de son protecteur, Yachine multiplie les petits boulots et s’affirme en sortant de l’ombre de son frère. Mais une fois libéré, celui-ci reprend le dessus et enrôle Yachine et ses amis dans un islamisme radical en leur promettant le salut loin de ce marasme où se confondent violence et misère.
Le talent de Nabil Ayouch s’illustre à travers cette caméra posée au milieu du terrain vide, qui filme à longueur de journée ces jeunes sans les juger ni excuser leurs actes mais en dépeignant simplement leur quotidien. Le film puise en effet sa force dans ce réalisme brut qui se garde d’être moralisateur et nous convie à partager les souffrances de ces gamins dont la simplicité est touchante. C’est à l’occasion d’une projection-débat organisée par HEC Monde Arabe que nous avons eu l’occasion de discuter avec le réalisateur et l’écrivain des enjeux qu’ils abordent à travers ce film. Nous vous proposons une série de questions/réponses posées lors de l’évènement pour en savoir plus. (Attention Spoiler)
L’image de l’islam qui est présentée dans ce film ne risque-t-elle pas, en montrant cette religion uniquement sous son aspect violent, de faire passer l’islam pour ce qu’il n’est pas ?
Nabil Ayouch : J’avoue que j’ai été tenté par les sirènes de la pédagogie et du didactisme et ai hésité à montrer le bon islam Vs le mauvais islam mais je me suis tout de suite gardé de le faire car en y réfléchissant, ce que l’on voit dans le film ce n’est tout simplement pas l’islam et c’est la raison pour laquelle il n’y a pas besoin de l’équilibrer par une vision plus modérée.
Je ne fais pas des films pour équilibrer des discours mais pour exprimer un point de vue. Le fait même de vouloir introduire une vision plus modérée de la religion dans le film recentrerait le débat sur l’Islam alors que ce n’est pas son propos. Cela montrerait que nous avons constamment besoin de nous rassurer vis-à-vis de l’image de l’islam que nous renvoyons et de s’auto-glorifier, ce qui prouve paradoxalement que cette religion à quelque chose à se reprocher. Si ce type de dénonciation ne vient pas du monde arabe, on n’est ni audible ni crédible. Il faut qu’on montre que c’est une instrumentalisation de l’islam et qu’on la décrive sous notre angle sans tomber dans le didactisme systématique pour rendre hommage à l’intelligence du spectateur.
Selon moi, il n’y a donc pas lieu de faire preuve de moralisme, je me suis contenté de présenter les éléments qui ont pétri ces jeunes qui ont basculé dans le terrorisme et ont forgé leur personnalité avant que l’islam ne les cueille comme des fruits mûrs. On peut voir en effet l’école qui n’a pas rempli son rôle, l’éclatement familial, l’absence de la figure paternelle, le rôle des micro-traumatismes de la vie (viol) mais aussi l’Etat qui, en tuant les progressismes a favorisé cette bête radicale, fruit d’un islam importé pour contrer la gauche.
Pourquoi écrire une œuvre sur le terrorisme ?
Mahi Binebine : Car on a vécu les attentats du 16 mai comme une explosion brutale et soudaine, parce que personne ne s’y attendait. Cela prouve l’existence d’un profond mutisme social et d’une autocensure qui dissimulent et enfouissent les maux qui rongent le Maroc. Lorsqu’on visite Casablanca, on ne voit pas Sidi Moumen. C’est donc mon devoir d’artiste que j’ai accompli à travers cette œuvre, en dévoilant une réalité méconnue. Lorsque j’ai appris que les 14 jeunes du 16 mai en étaient issus, je me suis dit qu’ils deviendraient les héros de mon prochain roman.
Quelles sont les coulisses de l’immersion dans les bidonvilles de Sidi Moumen ? Quid de l’endoctrinement, existe-t-il toujours ?
Nabil Ayouch et Mahi Binebine : Ces cellules existent toujours mais on a dépassé le désengagement de l’Etat qui a duré les 20 dernières années du règne de Hassan II jusqu’au début de celui de Mohammed VI. A présent, la politique sécuritaire a repris le dessus, heureusement pour certains aspects, malheureusement pour d’autres.
Les cellules actuelles viennent d’autres canaux, l’Afghanistan est, à titre d’exemple, devenu le camp d’entrainement de ces jeunes déboussolés.
Quelle est la part de fiction et quelle est la part d’enquête dans ce film/livre ?
Nabil Ayouch : Je me suis inspiré de plusieurs sources pour concevoir le film, le livre de Mahi Binebine est bien sûr la principale source mais j’ai également effectué 2 ans de recherches sur le terrain avec Jamal Belmahi (scénariste du film) et j’ai travaillé avec des sociologues, politologues et anthropologues spécialistes de l’islam radical.
Que sont devenus les acteurs des bidonvilles une fois que les projecteurs se sont éteints ?
Nabil Ayouch : Tous les rôles principaux sont non professionnels mais pour leur majorité, ces jeunes ont toujours rêvé de faire du cinéma. Je ne veux pas me mettre dans la position du réalisateur qui puisse se sentir coupable et j’ai été clair avec eux dès le début. Ce film aidera ceux qui ont une vocation à faire du cinéma et les autres utiliseront la rémunération du film pour faire leur vie et tracer leur propre voie. En l’occurrence, Hamid a eu 2 propositions de scénarios, une française et l’autre marocaine.
Comment avez-vous vécu l’expérience de travailler avec des acteurs non professionnels ? Comment eux ont perçu cette intrusion dans leur quotidien ?
Nabil Ayouch : Cette expérience ne fut pas plus difficile ou plus facile que celle qu’on peut avoir avec des acteurs professionnels, elle fut simplement différente. Il a fallu adapter le tournage à cette spécificité, on a beaucoup travaillé sur l’improvisation autour du texte initial de manière à préserver la fraîcheur de ces acteurs d’un jour et à conférer au film une véracité supplémentaire.
Avez-vous été censuré ou avez-vous reçu des menaces à cause du film ?
Nabil Ayouch : Il est passé dans plusieurs pays du monde arabe (Tunisie, Qatar, Egypte, Maroc) et il n’y jamais eu de réactions exacerbées ni de censure. Bien au contraire, il y a beaucoup de demandes (Liban par exemple).
Le film donne l’impression qu’une fois que tous les éléments sont réunis, il n’y a plus de place pour le libre arbitre. On le voit notamment lorsque Hamid essaye de convaincre son frère de ne pas se faire sauter et finit par le faire avec lui. Où placez-vous le curseur entre le déterminisme et la liberté individuelle ?
Nabil Ayouch : Dans mon film j’essaye justement de placer le curseur exactement entre les deux : entre la capacité à prendre en main son destin et le tourbillon qui nous prend et nous détermine. C’est pour ça qu’il y a le meurtre du garagiste. S’il n’y avait pas ce meurtre on se serait arrêté à la partie chronique du film qui présente les différents éléments constitutifs du quotidien de ces jeunes. Mais cet incident le fait justement balancer dans une deuxième partie qui s’apparente davantage à une fresque. C’est en ce point précis que se situe un libre arbitre qui s’illustre par l’inversion du rapport entre les deux frères à partir de l’incident : de dominant à dominé on passe à une forme de rivalité. Yachine choisit de se faire sauter et il n’est donc pas seulement le pantin de la société et du déterminisme. D’autres facteurs, exogènes à ces facteurs sociaux qui engluent les personnages sont présentés dans la 2e partie du film.
Quel est le principal message du film ?
Nabil Ayouch et Mahi Binebine : Notre message qui s’adresse au monde : si on ne fait pas en sorte d’introduire de la culture dans ces milieux, de construire des bibliothèques, d’instruire ces jeunes, voilà ce à quoi on s’expose. Il y a une nécessité de recréer du lien social pour reconnecter des pans entiers de la société qui ont été déconnectés aussi bien en termes d’infrastructure que de lien social.
Pourquoi un film et pas un documentaire ?
Nabil Ayouch : J’ai commencé par un documentaire sur les victimes des attentats mais j’en suis sorti avec un goût d’inachevé et il m’a fallu 5 ans pour comprendre que les victimes sont des deux côtés. J’ai eu envie de revenir de l’autre côté du miroir, sous le prisme de la fiction avec le roman de Binebine pour en exploiter la force des personnages. Je pense que c’est la force dramaturgique des personnages qui porte le film, c’est là où la fiction remplit sa fonction.