« Ce que je ressens pour ce pays me dépasse, cet attachement qui m’envahit et m’emporte, je le traduis avec les images« , nous confie Denis Dailleux. Ancien fleuriste, l’Égypte a fait de lui un photographe. Il arpente aujourd’hui les rues du Caire à la recherche d’un sourire ou d’un regard. Rencontre.
Alors que j’étais attablée à la terrasse du célèbre café Délices à Alexandrie, ma curiosité s’est éveillée lorsque j’ai surpris la conversation téléphonique, en français, de mon voisin. Il m’a fallu quelques instants pour réaliser qu’il s’agissait de Denis Dailleux, photographe emblématique de l’Égypte, en interview pour son travail en cours Mère et fils. Je n’ai évidemment pas hésité à l’aborder et nous nous sommes retrouvés à discuter de longues heures sur l’Égypte, les Égyptiens, la vie, la beauté, l’amour. Rencontre.
Un coup de foudre esthétique et humain
C’est par amour que Denis Dailleux s’est retrouvé à fouler la terre des pyramides, il y a tout juste 20 ans. Basé au Caire depuis 8 ans, il ne cesse de photographier les gens du peuple, ceux qui n’ont rien mais qui donnent tout. Beaucoup d’étrangers qui ont vécu ici vous le diront, l’Égypte est un pays à part, qui vous touche au plus profond et change votre perception de la vie à tout jamais. Bien évidemment d’aucuns n’ont pas la chance de saisir cette beauté omniprésente, et passent à côté, ne restant qu’à la surface. Il suffit de regarder le travail de Denis Dailleux pour se rendre compte qu’il fait partie de la première catégorie. Chaque image semble une déclaration d’amour à son pays d’accueil, une sublimation, comme s’il voulait rendre à travers son art tout ce qu’il reçoit. « Ce que je ressens pour ce pays me dépasse, cet attachement qui m’envahit et m’emporte, je le traduis avec les images« , me dit-il. D’ailleurs, quand il m’annonce au détour de notre conversation qu’il envisage de partir à la fin de l’année, je n’y crois pas une seule seconde.
Son dernier livre sur les martyrs de la révolution fut une expérience éreintante et douloureuse, entre autres parce que son proche collaborateur Mahmoud Farag, chargé de trouver les familles et d’écrire leur histoire, est décédé peu de temps après. L’empathie que nécessite le travail de photographe est une épreuve dont on ressort rarement indemne. Ajoutons à cela la générosité des Égyptiens et ce qu’ils arrivent à partager devant l’objectif, on obtient alors des portraits à la beauté brute et souvent époustouflante. Il est vrai que l’Égypte provoque des pulsions irrépressibles de photographie, un désir de capter tous ces instantanés dont on est témoin, de les figer afin de s’en souvenir éternellement. Cette photogénie extraordinaire des Égyptiens ne sera pas démentie par Denis Dailleux. Ancien fleuriste, l’Égypte a fait de lui un photographe. Il arpente aujourd’hui les rues du Caire à la recherche d’un sourire ou d’un regard. Cette mégalopole de 20 millions d’habitants où se mêlent nostalgie, douceur, nonchalance et folie à chaque coin de rue, nécessite d’être sur le qui-vive en permanence. Ici il est facile de demander à des inconnus croisés en chemin s’ils veulent poser, la réponse est souvent positive.
Mère et fils récompensé au Prix World Press Photo 2014
Pour ses portraits de mères et fils, grâce auxquels il vient de remporter le prestigieux prix World press (2ème prix, catégorie portraits posés) et qui seront publiés en septembre aux Éditions Le Bec en l’air, il se déplace dans l’intimité des maisons. Après une légère mise en scène pour la prise de vue, il laisse aller les choses, la magie opérant d’elle-même. Ce projet avait débuté il y a sept ans, puis fut abandonné, le photographe ne se sentant pas prêt à aller plus loin. L’idée de cette série a dû mûrir avant de revoir le jour il y a quelques mois. Très personnel, il touche aussi au rapport qu’entretient le photographe avec sa propre mère, lui qui avoue « avoir une constante un peu obsessionnelle avec la famille ». Il ajoute : « En Égypte le poids de la famille c’est le pire et le meilleur. Cette matrice génère une dépendance qui me fait peur« .
Mais ce lien indéfectible entre les mères et leurs fils est pour lui avant tout source de fascination. Le résultat se perçoit dans les portraits qu’il réussit à obtenir : on y voit des hommes redevenir des petits garçons dans les bras de celles que l’on imagine régner dans leur maison et sur leur clan, à défaut de le faire au sein de la société. On est ici au cœur de la culture matriarcale méditerranéenne, avec le culte de la mère et la sacralité de la maternité, faisant écho au fameux hadith « Le paradis se trouve sous les pieds des mères ».
La volonté de faire poser les hommes torse nu, exposant le rapport qu’ils entretiennent avec leur corps, offre une esthétique saisissante. Beaucoup sont adeptes de body building, désormais à la mode en Égypte (de même que les stéroïdes), encouragés par leur copine ou leur famille à se muscler pour paraître davantage mâle alpha. Malgré la virilité et la puissance qui se dégage de ces portraits, on ressent avant tout l’extrême douceur et la pudeur du lien qui unit une mère et son fils. Beau certes, troublant également. Il me confie d’ailleurs que ces photographies suscitent des réactions inattendues : « Partout j’ai recueilli des confidences de femmes qui en voyant les portraits me disent sans aucune gêne qu’elles préfèrent leur fils à leur fille. C’est très bizarre, jamais mes photos n’ont déchaîné les passions comme celles-ci« .
Un livre hommage aux martyrs de la Révolution de 2011
Les Martyrs de la Révolution, préfacé par l’écrivain marocain Abdallah Taïa, est quant à lui le premier travail politique du photographe. Témoin de la révolution de 2011, Denis Dailleux a vu des jeunes garçons aller au combat mains nues, se sacrifier pour la liberté et la dignité avec un courage exemplaire. Avec ce livre, il voulait leur rendre hommage en immortalisant la douleur des parents face à la perte d’un enfant pour une révolution, celle-là même qui à présent paraît si lointaine. Pour ce faire, le photographe a choisi la forme du triptyque en alignant trois portraits : un premier des parents, celui du lieu de culte dédié au martyr et enfin ce que la victime voyait depuis sa fenêtre. L’émotion se met alors au service de l’information.
Conscient que l’objectivité n’existe pas en photographie, Denis Dailleux indique avoir du moins souhaité montrer la réalité des quartiers populaires du Caire et la pauvreté ambiante, qui est l’une des causes du soulèvement de ces jeunes. Un environnement dépouillé et de promiscuité mais qui n’ôte en rien la noblesse naturelle de ses habitants, survivant au jour le jour avec le port altier de ceux qui se savent fils de roi, héritiers des Pharaons. « Un peuple pauvre, mais justement pour cette raison et à cette condition, un peuple digne, un peuple drôle et émouvant, un peuple généreux, un peuple de princes véritables. Voici l’une des bonnes raisons d’aimer l’Égypte, pays à cet égard unique au monde, mystérieusement » écrivait Alain Blottière en 2008 dans la préface de Fils de Roi, portraits d’Égypte, précédent ouvrage de Dailleux.
« J’aime l’humanité chez les gens et je trouve les Égyptiens plus humains, plus sensibles, plus doux… Je les préfère aux Français » lâche t-il en dégustant son cappuccino. Comme je le comprends, après l’Égypte tout nous paraît si fade. Quand on aime l’Égypte, on l’aime de manière inconditionnelle, on ne fait pas semblant. Et c’est bien cela le problème. Elle peut nous épuiser, nous décourager, nous désespérer, nous décevoir… mais quoi qu’elle fasse, sa magie continue à nous prendre aux tripes, à nous émerveiller, à nous émouvoir aux larmes, à envahir notre âme pour l’anoblir. L’Égypte, Oum al dounia, est la mère du monde. Une mère méditerranéenne qui serait à la fois arabe, grecque, italienne, juive, berbère… et qui rendrait fous ses enfants de trop d’amour.