La transgression de masse de Mashrou Leila

En septembre 2013, The Guardian titrait : Mashrou Leila: the Lebanese band changing the tune of Arab politics. En réalité, le journal en question n’est pas le seul média à associer quasi-systématiquement Mashrou Leila au « printemps arabe ».

 Quand bien même Leila ne serait pas le (seul) représentant musical des mouvements de 2011, la re-politisation de la musique arabe populaire devrait être célébrée. Après deux décennies de musique commerciale, conséquence de l’arrivée de Majors dans la production, la musique s’était éloignée des problèmes sociaux et politiques du public. Progressivement, la jeunesse s’est réfugiée dans la musique occidentale, avant qu’une partie ne découvre (timidement) la musique arabe alternative. Notons que la musique indé coexiste avec la pop depuis au moins la fin des années 90’, dans l’indifférence générale.

Ainsi, quand les médias s’insurgeaient contre Nancy Ajram et son Akhasmak Ah’ controversé en 2000, Soap Kills avait déjà un premier album à son actif (Bater, 1999), qui rendait un hommage étrange à la musique arabe classique en mixant influences rock et trip-hop. Résolument expérimental, Soap Kills était en train de creuser le chemin qui allait permettre, 10 ans plus tard, à Mashrou Leila de sortir leur album éponyme. Mais cette révolution passe inaperçue, et Nancy finit par s’aligner aux exigences télévisuelles arabes.

Aziza à Metro al Madina © Mehdi Drissi // ONORIENTOUR

Aziza à Metro al Madina © Mehdi Drissi // ONORIENTOUR

Depuis, la scène musicale a bien changé et Internet a permis de démocratiser ce qui était, en 2000, l’apanage d’étudiants branchés de l’American University of Beirut. En 2013, Yasmine Hamdan, de Soap Kills, composait et interprétait Hal dans Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, permettant à son album Ya Nas de toucher un public international. Entre temps, Mashrou Leila faisait la couverture du Rolling Stones Middle East, et Hamed Sinno celle de Têtu.

L’indéniable succès de Leila nous interroge sur les opinions sociétales et politiques de leur (large) public, à ce qu’il cherche (et trouve) dans leur musique. Mais leur récente célébrité en inquiète plus d’un. En effet, après qu’ils aient sillonnés plusieurs médias arabes et occidentaux pour la promotion de leur nouvel album Ibn el Leil, aux goûts plus pop, la crainte est qu’ils se soient éloignés des sujets qui ont fait leur identité musicale (et politique), suivant le schéma commun de groupes indépendants devenus mainstream.

Mais cette sortie de l’ombre signe-t-elle pour autant la fin du caractère subversif de Mashrou Leila ?

La pop révolutionnaire

Pour les fans de la première heure, Leila était surtout un miroir, un reflet de leurs rapports contradictoires à la politique, à la tradition et à l’amour. Les albums Mashrou Leila et el Hal Romancy (EP) avaient cet aspect cru et rugueux d’un Is this It [1],.

Pour tous ceux qui les aiment pour cela, le premier single très pop de l’album Ibn el Leil, 3 minutes, est dur à avaler. Leila donne le ton : ils veulent faire danser. Oui, mais sur quoi ? Car si l’arrivée des sons électroniques peut surprendre, la voix de Sinno oscille toujours dangereusement entre cynisme et désespoir naïf, cultivant cette élasticité qui lui permettait déjà d’ouvrir el Hal Romancy avec El Moqadima, puis de grogner successivement un Habibi souterrain et de murmurer l’intimiste Inni Mnih.

Et il n’y a pas que la voix de Sinno. Une écoute attentive révèle facilement la ruse. Dans ce premier single, Leila se moque gentiment de la chanson pop de 3 minutes, et se propose contre de l’argent, de tout faire pour plaire, pour vendre. Dans leur sarcasme habituel, ils semblent prédire et répondre aux critiques passées et futures à l’encontre de leurs incohérences (« w ida bna’ed nafsi kilna mnihtiwi a’ada ») et de leurs mensonges (« ou samou l’fanan kedab »).

Durant tout l’album, Leila est plongé dans la nuit et ses démons. Ibn el Leil s’ouvre ainsi par Aoede, une ode suppliante à la déesse grecque du chant, et se termine par Marikh, un aller-retour plaintif entre ciel et terre, entre désespoir et addiction. Et ces allers-retours guident tout l’album, entre le tragique et la volonté de l’oubli, balayant la mort par la danse et l’alcool. Le fantôme du père décédé du chanteur plane sur toutes les chansons. Dans Icarus, une danse solitaire apaise les désillusions de la vie (« yur’us bissahra lahalou / byisa’al ellahn aa radio »), et dans Jin, Leila nous emmène dans un univers peuplé de djins et de gin, où les allusions à la consommation thérapeutique de l’alcool ne se cachent qu’à moitié (« ma shrabesh ela’zouza wala chay ana »). Ce laisser-aller rappelle Lel Watan [2], et sa danse exutoire qui dissipait la colère du narrateur (« ta ‘a ra’isni chway »).

Maghawir aussi nous rappelle les sujets fétiches de Leila, notamment leur manière légère de traiter le tragique, qui remonte au 1er album. Dans Obwa, Leila observait indifféremment des explosions à la télé en se demandant, après avoir invité quelqu’un à foutre les cadavres dans le coffre (« dahwesh ju’tha bi sandou »), comment l’on peut être politisé dans un pays de paresseux (« kif mafroud itsayas lama kulou mukhim hun ? »), où chacun ne croit qu’à la supériorité de sa religion (« ou koulu bi ji mtayas inou dinou ahla loun »).

Cela se poursuit dans Maghawir, la tragédie est à peine perceptible. La chanson se présente comme une to-do list de « survie » à la vie nocturne de Beyrouth. Sur la liste, il y a le souhait d’un joyeux anniversaire à ceux qui venaient faire la fête avec leurs amis avant de succomber aux balles des fusillades. Surtout, ne pas approcher les femmes qui ne sont que des « mesures / de la dignité (de leurs hommes) en public » (« ou ma sit bas miyas / li karamtou udam inas »). Ce n’est pas uniquement une protestation contre la banalisation de la violence armée – ainsi les victimes sont pour leurs amis juste perdus dans la nuit (« kena sawa / ‘am netsala / waynak ikhafit ? ») – mais une dénonciation de cette forme de masculinité qui pousserait les hommes à tuer pour leur dignité.

Mashrou Leila

Ibn el Leil – Mashrou Leila

Corps dominant, discours dominé

Plus loin, dans Kalaam (s/he), Leila s’attaque à l’exclusion que peut opérer le discours d’un pays conservateur sur certains corps qui échappent aux définitions classiques. Dès la 3ème phrase de la chanson, il discrédite les « barbus ignorants » (« wel jahlanine, melltehyine ») et les oppose à lui-même et à son interlocuteur/rice. A l’inverse d’Arcade Fire qui voulait libérer le corps par le cœur dans My body is a Cage [3], Leila voudrait émanciper l’âme par la danse. En se laissant aller au corps et à ses sensations, la chair (« il jilid ») devient le seul repère et échappatoire contre les étiquettes. Le même lâcher-prise s’exprimera plus tard dans la chanson Falyakon – littéralement, « ainsi soit-il ».

Cette ambition anti-normative est récurrente chez Leila. Dans Shim El Yasmine [4], le narrateur (masculin) pleurait la perte de son amant, et voulait « lui faire la cuisine, gâter ses enfants, être sa femme au foyer ». Il bouscule la masculinité comme virilité en assumant son désir d’endosser des tâches féminines dans la configuration hétéronormative. Dans Kalaam (s/he), il s’adresse à la même personne à la fois au masculin et au féminin, en l’interrogeant sur ce qu’elle pourrait lui confier et lui expliquer, les mots lui étant aliénants (« w enta btirja’a li dunyetek / w ana lil faragh »). Et c’est là que réside la force de Kalaam : subtilement mettre en exergue le malaise d’une jeunesse dénuée de repères culturels ou philosophiques dans son questionnement sur le genre et la sexualité, bêtement tiraillée entre deux extrêmes. D’un côté, le discours nationaliste qui se veut unificateur en rendant invisibles les discours alternatifs (ce discours étant d’autant plus fort au Liban, pays des communautarismes cultuels). De l’autre, les idées « universelles »  incapables de cerner la réalité non-occidentale. L’impossibilité pour cette jeunesse de mener à bout ces interrogations est résolue par un choix extrême : la disqualification des mots au profit d’un langage des corps.

Le point culminant de Kalaam est dans son refrain, où Leila renverse l’autorité du discours dominant (« katabou« ) au profit de l’autorité du corps. Par un usage métaphorique de l’écriture de frontières sur le corps, Leila réussit la convergence de la lutte politique et celle pour l’émancipation. Un double sens est donné aux frontières/limites/barrières, le mot arabe hdoud acceptant toutes ces variations. Les frontières s’utilisent d’abord politiquement pour réguler les rapports à l’Autre par le biais du nationalisme, puis socialement pour réguler les rapports des individus à travers la définition de catégories supposées régir le genre et la sexualité. Par ce processus, Leila veut s’émanciper de ce qu’écrit le pouvoir sur les corps. Ainsi, c’est la chair (« il jaled ») qui émeut, exalte, entraine, incite (« biy kached ») le discours (« el kalaam »), c’est la chair qui le change (« biy harek »).

Vers une arabité de l’émancipation

En plus d’assurer la continuité entre leurs anciens et nouveaux thèmes, Leila réussit dans cet album à articuler la question de l’identité de genre dans le contexte arabe, qui a toujours été sous-jacente à leurs interrogations sur l’orientation sexuelle et la masculinité/féminité. Comment expliquer donc que des idées probablement minoritaires, dans le monde arabe, puissent engager (au moins musicalement) les fans de Leila ? Les gens qui les écoutent sont-ils d’accord avec eux [5] ? Peut-être Leila n’ont-ils de poids politique que l’apparat que leur collent les médias occidentaux, flatteur des intellects de ceux qui sont déjà acquis à leur cause ?

S’écoutent-ils aujourd’hui comme une énième pop star, sans contexte ni message – ça pourrait expliquer leur succès massif – ou est-ce que les idées chantées sont devenues tellement répandues qu’elles ne choquent plus personne ?

L’interdiction récente du concert de Leila en Jordanie nous apprend que non. Même s’il est plus audible, leur discours n’en est pas moins subversif. Et pourtant, même si le monde arabe ne s’est pas (encore) débarrassé des répressions politiques, sociales, et sexuelles, le succès de Mashrou Leila devrait réjouir les optimistes. Leurs chansons réussissent à émettre un discours endogène à la fois critique de l’Occident et des institutions du pouvoir arabe (politiques, religieuses ou les deux à la fois). Ils refusent le(s) paternalisme(s) occidental, local, religieux, etc.

Le groupe convoque une identité qui s’était déjà entendue lors des « printemps arabes ». Se réclamant du panarabisme et d’une forme de laïcité, leur succès révèle que les reliquats du panarabisme produisent toujours des opinions et des sensibilités, mais que la jeunesse actuelle aspire à une forme d’arabité nouvelle. En effet, l’originale, déjà agonisante après la défaite de 67, fut assassinée en octobre 1981 et le fédéralisme n’attire plus grand monde. Ce qui restait d’idéologique à l’arabité fut récupéré par des populistes qui, désireux d’en réveiller le caput mortuum pour mieux exercer leur(s) autoritarisme(s), lui ôtèrent toute crédibilité politique. Elle fut reléguée à deux formes d’expressions souvent contingentes, ancrées dans le pathos. Elle est convoquée soit par le conflit israélo-palestinien, soit pour cracher sur l’Occident.

Leila remet dans le champ des possibles une « nouvelle arabité » comme arme multiple, à la fois contre l’obscurantisme religieux, les dictatures, la mauvaise gouvernance, l’ingérence et l’hypocrisie. Cette (post- ?) arabité serait décentralisée, plurielle, plus une méthode qu’une idéologie – une forme de solidarité dématérialisée, conséquence de la convergence des aspirations politiques.

Après les déceptions du printemps arabe et la vague islamiste qui s’en est suivie, Leila prouve qu’un discours unificateur endogène est possible en dehors du carcan religieux. Un tel discours, sous sa forme politique, rendrait envisageable l’émergence d’alliances respectueuses des spécificités locales, tout en puisant ses fondements dans le pluralisme religieux et culturel de la mosaïque « arabe ». La forme musicale sert à le diluer dans la sphère publique, rendant sa formulation politique plus susceptible d’abord d’exister, et ensuite de rallier.

DATES : Pour les voir en concert à Paris et en juger par vous même, rendez vous à La Cigale le 8 octobre où il se produiront dans le cadre du Festival d’Ile de France.

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[1] 1er album du groupe américain The Strokes, sorti en 2001 et salué par la critique.

[2] De l’album Raasuk, 2013

[3] De l’album Neon Bible, 2007

[4] De l’album Mashrou Leila, 2009

[5] Cette question se pose différemment quand on parle de chansons pop occidentales, celles-ci étant généralement écoutées dans le monde arabe uniquement pour leur caractère divertissant.