[RIHLA 2.0 : RÉCIT CROISÉ] – JORDANIE – JOUR 30

À Amman, la semaine aura été une longue rue sinueuse et pentue. Des hauteurs de Jabal Webdeih à celles de Jabal Amman, nous arpentons la ville en passant par les charmants commerces du centre ville et rejoignons un bout et l’autre de la capitale jordanienne au gré de nos rencontres. En quelques jours seulement, le cercle des artistes nous aura très vite habitué à sa vivacité, alors que nous enchaînons les cafés sur des ventres creux, animés par la fougue des rencontres et des conciliabules.

La couleur blanche des pierres, qui donne à la ville un beige crémeux et uniforme est la première chose qui capte notre regard. A chaque hauteur, sur chaque balcon, les vues s’offrent beiges à plein jour et scintillantes la nuit venue. Par rapport à Beyrouth ou au Caire, les rues de Amman semblent vides et calmes. C’est sans doute aussi l’effet de la saison. Nous, qui avions eu un été prolongé jusqu’en Egypte, nous voyons soudain contraints de sortir de leur poussière les deux pulls en laine qui traînaient au fond de notre sac de voyage.

Amman © Mehdi Drissi

Amman © Mehdi Drissi

Tout au long de la semaine, les rendez-vous avec les artistes jordaniens se succèdent et nous font découvrir à chaque fois une parcelle de la Jordanie. Au fil des conversations, nous saisissons que  la Jordanie est un pays d’immigrés cimenté fragilement autour d’une monarchie fédératrice et mythifiée.

Née des ruines de l’empire ottoman, la Transjordanie est issue du partage de la Palestine et acquiert son indépendance vis-à-vis du mandat britannique en 1946. Construction géopolitique issue de multiples conflits d’intérêts, le Royaume Hachémite de Jordanie devient une sorte de terre d’asile du monde arabe. En annexant la Cisjordanie en 1948 puis en la cédant à Israël en 1967, la Jordanie acquiert ses frontières actuelles qui restent poreuses et absorbent encore aujourd’hui des réfugiés palestiniens, syriens et irakiens.

Selon les statistiques officielles du gouvernement, 50% des citoyens jordaniens sont des palestiniens. D’autres sources considèrent en revanche que dans les faits, la Jordanie compterait sur son sol plus de 70% de Palestiniens dont la majorité détient la citoyenneté jordanienne mais pour lesquels 30% seulement sont considérés comme des réfugiés au sens de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies, c’est-à-dire, ayant rejoint la Jordanie après les guerres de 1948 et 1967.

Amman - Jordanie © Mehdi Drissi

Amman – Jordanie © Mehdi Drissi

Ainsi, l’appartenance au royaume hachémite est, elle, cimentée par le sentiment de faire partie d’une terre d’accueil de peuples déplacés par la guerre et ses atrocités. Aujourd’hui, tous les yeux sont d’ailleurs tournés vers la Syrie. La Jordanie accueille en effet des milliers de réfugiés dans le camp de Zaatari et le gouvernement de ce pays d’exilés a adopté une position très humanitaire vis-à-vis du peuple syrien, malgré les problèmes d’insécurité aux frontières et la faiblesse des ressources du pays – notamment en eau.

Certains des jeunes avec qui nous découvrons le pays connaissent cette histoire mais se sentent une attache à ce pays résultant de cette mosaïque d’appartenances, sans toujours avoir recours à leur pays d’origine pour se définir. L’un d’entre eux nous souffle, un jour, autour d’un café, « La Jordanie c’est un peu comme les Etats-Unis au final, on est tous des immigrés mais on ne se demande pas systématiquement si on vient d’Italie, d’Irlande ou du Royaume-Uni ».

Ce sentiment n’est cependant pas partagé par toute la population, dont l’identification à l’état jordanien reste fragile. Ces dernières années, le pouvoir a d’ailleurs lancé des slogans comme : Jordanie d’abord, fier d’être jordanien, etc.  L’objectif étant de faire naître une jordanité par-delà les clivages et de combler le manque d’appartenance nationale qui affleure parfois et risque de s’accentuer avec l’incorporation de l’élément syrien à la toile du pays. 

Les conversations que nous partagerons avec la jeunesse jordanienne dévoileront aussi ce fort rapport d’attachement à la monarchie jordanienne. On nous explique en effet qu’il arrive que le roi s’attable dans des restaurants populaires du centre ville et que, d’une manière générale, la plupart des Jordaniens sont attachés à la figure charismatique du roi Hussein et, dans une moindre mesure, à celle de Abdellah II et de la reine Rania.

Notre séjour jordanien a un parfum ambigu. Découvrir un Etat si jeune, dans un territoire vieux de neuf millénaires, est une expérience originale. Elle interroge la notion même d’État-nation et fait réfléchir sur le partage arbitraire des territoires remontant aux accords secrets de Sykes-Picot de 1916.