La douce illusion du bilinguisme et l’éternel débat de la darija

« Je suis bilingue ». Qui d’entre nous ne s’est jamais bercé de cette douce illusion ?

Lorsqu’on a grandi dans un pays arabe où l’on enseigne systématiquement une langue étrangère dès les cours préparatoires, il est plus que tentant pour chacun de se décrire comme tel.

C’est donc souvent avec une fierté non dissimulée que l’on se targue de maîtriser le français, l’anglais ou l’espagnol en plus de l’arabe qui est la langue maternelle d’une majorité d’entre nous. Mais de quel arabe parle-t-on ici ?  S’agit-il du dialecte ou de l’arabe classique ? Combien de personnes sont effectivement complètement à l’aise dans ce dernier (à l’oral y compris)? Le dialecte est-il seulement considéré comme une langue à part entière ?

La diglossie – côtoiement pour une même langue de deux de ses formes – est un phénomène commun au monde arabe dans son ensemble et que chacun de nous expérimente dans sa vie quotidienne sans toujours en mesurer les portées philosophiques, sociétales et éducatives. Reliquat d’un arabisme qui s’effrite, la langue arabe classique est idéalisée car c’est la langue du coran et de la littérature d’antan, mais cette aura qui l’enveloppe, l’immobilise dans un ésotérisme qui inhibe la création au sens large. Cette particularité de la langue arabe intrigue aussi bien ceux qui s’essayent à son apprentissage que ceux qui en ignorent tout.

Quels sont les enjeux créés par le couple Arabe standard moderne /dialecte (darija) ? En quoi cela rend-il difficile la création artistique et l’innovation scientifique ? Quel est le statut des langues étrangères dans le débat ?

La problématique de la diglossie suscite de nombreuses interrogations et elle mériterait un réel débat de fond ; c’est pourquoi nous lui avons consacré deux articles. Ce premier article est  conçu comme une mise en perspective des enjeux que suscite la diglossie. Notre position dans ce débat sera présentée à travers la tribune à venir de Samir Taouaou.

L’arabe littéral et l’arabe classique

Faîtes vous-même l’expérience, ouvrez Abu Nawas et parcourez-en les pages. Prenez ensuite Ghassan Kanafani et plongez vous dans la douce poésie de ses lignes. Que remarquez-vous ? Oui, je vous le concède, les deux écrivains ont une verve indéniablement savoureuse et captivante, mais ils écrivent surtout dans un arabe presque inchangé à des siècles d’intervalle. D’aucuns pourraient y voir une richesse, une sorte de force linguistique de perpétuation inhérente à l’arabe et sans équivalent. Cela prouve cependant  aussi l’absence de réforme structurante de cette langue immuable et idéalisée. A titre d’illustration, le dictionnaire arabe ne se base pas sur l’étymologie des mots pour les expliquer.

Apprenez-en plus à ce sujet ici.

L’arabe classique est en effet verrouillé dans chaque pays depuis la nuit des temps par le monopôle d’une petite élite gravitant autour du pouvoir. La darija, elle, se mélange et se mue au fil des années et au gré des influences mais elle est reléguée à un usage purement oral.  Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on rêve, chante et crie en dialectal mais on écrit en classique.

Langue du Coran et des classiques littéraires que l’on divinise, l’Arabe classique – que l’on appelle aussi arabe littéral quand il est additionné à sa variante moderne –  est d’une richesse lexicale et structurelle infinie. Mais s’il est vrai que cela élargit incroyablement le champs des possibles en termes de création au sens strict, cela fait également de l’entreprise de la maîtrise de la langue une tâche pour le moins ardue. C’est cela même qui a fait dire à Qassim Amine que : « dans les langues occidentales on lit pour comprendre, [alors qu’] en arabe il faut comprendre pour lire. » Rien de plus parlant qu’un exemple concret pour se rendre compte de la réalité de cette affirmation. S’il l’on prend la racine TDKHL [1], sans vocalisation, elle peut signifier tadakhoul, tadakhala, tadkhoulou, etc. II faut donc connaitre le mot au préalable si on veut pouvoir le lire.

Il semble donc que cette beauté soit à double tranchant, elle force le lecteur à penser mais désarme le débutant et décourage le lecteur moyen. Au delà, les caractéristiques grammaticales de la langue sont un rempart à la création au sens large et l’arabophone moyen est incapable de produire quoique ce soit dans cette langue tant elle est difficile d’accès.

L’Arabe standard moderne

Langue des médias en tous genres, l’arabe dit « moderne » tranche avec cet ésotérisme et se révèle bien plus flexible en termes de morphologie et de lexique. Né avec le nationalisme arabe de la Nahda pour contrecarrer la mainmise ottomane, l’arabe moderne n’a pas d’encadrement institutionnalisé mais il n’est pas surprenant qu’il se trouve être la langue des médias. Dans un souci d’audience (entre autres), ces derniers proposent logiquement aux lecteurs des articles dans un arabe simplifié et épuré mais sans ligne de démarcation claire avec l’arabe classique.

Quid du français ?

Face à la rigidité de l’arabe classique, nombreux sont ceux qui se tournent vers le français pour s’exprimer et écrire. Pour leur majorité, ils ne choisissent pas de devenir des « traîtres à la nation » mais sont simplement prisonniers du problème de la diglossie. Cette échappatoire n’en n’est pas vraiment une car, comme l’évoque Fouad Laroui dans Le drame linguistique marocain, les écrivains marocains francophones sont frappés d’une sorte de malédiction. Il explique en effet – et l’on pourrait généraliser l’idée à tous les écrivains arabes – que ces derniers sont attendus dans un certain genre. Ils sont donc très vite catégorisés et il est difficile pour eux de laisser libre cours à leur imagination comme ils l’entendent. C’est donc à une limite d’un autre genre qu’ils sont confrontés, elle n’est plus linguistique cette fois-ci mais relève du registre et du style.

N’y a-t-il pas une nécessité pour une langue de se réformer ?

Dans beaucoup de pays, la codification de la langue et sa fixation incombent à une académie spécifique qui veille à la rendre compréhensible par tous en surveillant ses moindres évolutions. Dans les pays arabes la diglossie rend difficile ce travail nécessaire à ce que la langue épouse les contours de l’expression individuelle et soit le moyen privilégié de la création artistique. En plus de mettre en péril la poïésis, l’absence de normalisation de la langue complique l’innovation scientifique car celle-ci souffre de l’inexistence de nomenclature.

S’il est vrai que la diglossie a une existence historique dans beaucoup de régions du monde, nombreuses d’entres elles l’ont dépassée il y a longtemps.

En France par exemple, c’est pendant la renaissance que les poètes de la pléiade choisissent de délaisser le latin pour le français. De même, en Grèce[2], deux langues se sont côtoyées pendant des années : le Katharévousa est l’équivalent du MSA (Modern Standard Arabic) dans le dilemme arabe et le Dhimotiki le frère jumeau de la darija. L’originalité de ce cas par rapport à la diglossie arabe étant que l’adoption du katharévousa était basée sur une volonté d’épuration du dhimotiki, considéré comme la langue des plébéiens. Comme pour le français, le problème ne s’est résolu que par l’abandon du Khatarévousa au profit du dialecte, enseigné dans les écoles à partir des années 50.

Après avoir dégagé les grandes lignes du problème, présenter les alternatives semble dans l’ordre des choses.

Pour commencer, une des propositions en vogue aujourd’hui consisterait à adopter le dialecte dans les écoles. L’idée repose en effet sur la potentielle solution que cela constituerait pour les problèmes d’éducation mais aussi car celle-ci pourrait agir comme un élément qui fortifierait le patriotisme dans chaque pays. Certains vont même jusqu’à avancer que l’adoption d’une darija avec des lettres latines pourrait, en plus de tout cela, résoudre le problème de la voyellisation, de la morphologie et des noms propres.

Néanmoins, cette solution déchaîne les passions. D’abord, certains contestent l’idée que l’adoption du dialecte arabe puisse renforcer le patriotisme. Si l’on prend l’exemple du Maroc, il existe une grande communauté berbère (tamazight, tachelhit et tarifit) et une partie d’entre elles n’est pas arabophone, y compris pour le dialectal. Ensuite, d’autres y voient un alignement à la baisse, une économie de l’effort éducatif qui pousserait plus de gens à maîtriser les subtilités de l’arabe classique, sacrifiées sur l’autel de la simplicité dialectale. Aussi, on peut reprocher aux défenseurs de la darija de manipuler dangereusement des données sociologiques à des fins démonstratives. En effet, si la sociologie nous apprend que la culture est définie par la classe dominante et finit par s’imposer plus ou moins consciemment au reste de la société, il ne s’agit pas de déconstruire complètement ce concept en en faisant une coquille vide. Dès lors, cela peut entraîner une vulgarisation de la culture sans recherche de style sous prétexte que toute idée de culture est imposée par le haut.

Cependant, pour toutes les raisons que nous avons citées précédemment, le statut quo n’est pas réellement viable et il conduirait à pérenniser un enseignement à trois vitesses : la « mission » pour l’élite, les lycées privés fréquentés par la bourgeoisie et les lycées publics pour la reste de la population. La position médiane se base, elle sur une réforme de la darija pour qu’elle incorpore des mots issus de l’arabe classique et qu’elle s’appuie moins sur les héritages coloniaux. Cette solution a le mérite de garder un lien avec l’identité arabe de la langue et d’ouvrir la porte de la création à beaucoup plus d’individus que l’arabe classique. Il s’agirait donc de conserver le classique pour les classes supérieures (comme il est fait avec le latin en France) et d’introduire l’enseignement du dialecte dans les écoles en renforçant son lexique et sa syntaxe.

Enfin, on pourrait également penser à une réforme de l’arabe classique visant à le rendre plus accessible à la majorité des arabophones. Le souci étant la difficulté d’entreprendre une réforme de ce dernier sans passer par une coordination panarabe. Ce problème retarde considérablement tout effort de vulgarisation et pérennise inévitablement le statu quo évoqué précédemment.


[1] [2] Exemples pris par Fouad Laroui dans Le drame linguistique marocain

4 commentaires

  • Taha dit :

    C’est vraiment dommage qu’il n’y’a pas plus que ça de référence dans votre article, pourtant le phénomène a été longuement étudié par différents intellectuels et chercheurs, « Le déclin de la civilisation Arabo-musulmane » de Rachid Aous pour ne citer que ce livre, ou les differentes chroniques écrites sur des journaux par certains intellectuels sur la question, (Tahar ben jelloun etc…)

  • Rbati dit :

    Bonjour,
    Je suis marocain et je ne me retrouve pourtant pas du tout dans votre texte. Premièrement ma langue maternelle est l’amazigh, et deuxièment ce n’est pas parce que vous avez étudié à la mission que les marocains sont comme vous et que eux aussi ne maîtrisent pas l’arabe, parlez en votre nom et pas en celui des marocains. De plus, si vous aimez darija et vous trouvez que c’est votre langue, écrivez en Darija au lieu d’écrire en francais, c’est tellement facile sinon madamde..

    • Hajar dit :

      Bonjour. Tout d’abord, je ne sais pas si tu l’as remarqué mais je n’ai pas de position dans l’article (une tribune est à venir et elle donnera un avis plus tranché sur la question si ça t’intéresse), j’ai cherché à disséquer les alternatives, les critiquer et les déconstruire pour inviter à une REFLEXION et créer un DEBAT sur la question. Ensuite, j’aimerais bien que tu évites les ad hominem gratuits quand tu commentes. Je ne parle pas de moi dans l’article (je l’ai fait dans d’autres, ce n’est pas mon but ici, ce n’est pas un témoignage), je me base essentiellement sur des ouvrages (j’en cite un d’ailleurs) et malheureusement l’arabe classique n’est pas maîtrisé par bien plus de gens que tu ne le penses. Pour le berbère je suis d’accord avec toi, c’est une autre donnée du débat mais ce n’est pas l’objet de l’article!!!! Sinon je te réponds en français parce que tu as commenté en français mais je peux le en faire arabe dialectal et même classique (parce que oui, je l’ai étudié même si tu me prends pour une inculte acculturée). Ma3endich Mouchkil ;)

  • Youss dit :

    Avis d’un mouton noir :

    Même si l’auteur soulève un problème véridique, il ne fait que soulever un problème conjoncturel- pas insurmontable-afin d’appuyer, volontairement ou non, un avis qui selon moi s’inscrit dans le cadre généralisé d’une offensive contre tout ce qui relève de la l’héritage islamique ou plus généralement de la Tradition ( avec un grand T) menée un peu partout dans le monde arabe en ce moment…

    Primo, on a un discrédit l’usage du français sans même expliquer en quoi est-ce que le français ne serait pas définitivement une langue pour les marocains.

    L’arabe n’est pas du tout une langue élitiste, au contraire, c’est une langue précieuse académique qui se veut populaire et dont l’enseignement à toujours été diffusé au plus grand nombre. C’est cette langue qui a sorti le Maghreb de l’analphabétisme dans lequel l’a replongé le retour de la darija durant le colonialisme.
    La norme jusque très recemment était un enseignement de l’arabe classique assis, dans une madrassa, dès le plus jeune âge, en même temps que l’apprentissage par coeur du Coran.
    C’est une fois ces pré-requis acquis qu’on peut enfin se servir de l’arabe comme langue scientifique et littéraire.

    Et si la période qui a suivi l’indépendance a bien foiré un truc, c’est justement d’avoir touché à ce système traditionnel d’enseignement ( dont les études scientifiques modernes prouvent aujourd’hui la pertinence), et qu’ont qualifié injustement de « taqlid »

    Aujourd’hui il est bien prouvé que c’est justement la mémoire et la pluridisciplinarité qui favorise la créativité, et non la spécialisation comme le pensait les réformistes de tout bord, dont je partage pourtant pas mal d’idées.

    C’est là que l’islam a joué son rôle et joue son rôle- n’en déplaise, car la redondance de l’arabe dans la lecture du Coran stimule la mémoire et ouvre bien des portes psychiques qui libère la vraie énergie psychique créatrice pour tout musulman lambda.

    Ce rôle est écarté dans l’article, on avancera comme excuse la non maitrise du sujet plutôt qu’un complexe et envoûtement vis à vis du seul modèle dominant occidental.

    Un modèle qu’on voudrait absolument faire appliquer au sud de la mediterrannée, ce même modèle qui à terme voudrait faire des maghrébins ( et là par miracle la séparation arabe/berberber disparait) des rebeu de banlieue bis, chose qui nous conduiraient vraiment au fossé et aux archives de l’histoire.

    L’époque la plus intellectuellement productive du Maghreb se situait justement quand le Maghreb utilisait l’arabe classique, et ou des berbères étaient capables d’écrire 800 bouquins en une vie de travail.

    L’arabe classique doit-être complété par le français en tant que langue rationnelle académique.
    et, la darija et le berbere doivent rester du domaine de l’oral, le but d’une langue c’est de réunir, pas de diviser.
    Enfin, je ferais un clin d’oeil à l’auteur qui fut offusqué par son professeur qui fut incapable de lui donner une étymologie d’un terme et introduit un malin et faux préjugé qui serait bien seul à penser : L’apparition de l’arabe ex nihilo.
    Il devrait ouvrir les recueils écris par les anciens en linguistique et exègèse. On y apprend bcp concernant les racines semites ( hébraiques, araméennes et arabe) des termes. Ils étaient pourtant de fervants croyants et n’avaient aucun souci avec cela.

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