La galerie Kamel expose Youssef Abdelké à Damas

Quelques damascènes se sont réunis ce 17 décembre 2016 à Damas, dans le quartier de Mazzeh. C’est au sein de la galerie Georges Kamel qu’ils ont pu célébrer le vernissage d’une exposition consacrée au talentueux Youssef Abdelké.

Un événement révélateur d’une renaissance de la Syrie par l’intérieur

Tout en faisant partager ce fait divers du monde artistique damascène dans un de ses derniers billets le 14 décembre dernier, Yves Gonzalez-Quijano évoquait l’importance d’écrire sur les syriens qui sont restés et qui continuent d’exercer en Syrie. Cet article s’inscrit dans cette dynamique et a pour but de diffuser l’activité artistique en Syrie. Ainsi, nous ne pouvons que remercier Georges Kamel qui nous propose d’admirer dans sa galerie le travail d’un des plus grands artistes expressionnistes syriens de notre temps.

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Un opposant mais également un artiste majeur

Youssef Abdelké est un artiste majeur. Il est originaire de Kamechli, la capitale du Kurdistan syrien située au nord-est de la Syrie, où il naît en 1951. Ensuite, il suit un enseignement artistique, spécialisé dans la gravure. Il obtient son diplôme à la faculté des Beaux-Arts de Damas en 1976. Dix ans après, il se spécialise en eau-forte à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris en obtenant son diplôme en 1986 et fait un doctorat en Arts Plastiques à l’Université 8 de Paris en 1989. Parallèlement, et c’est très révélateur dans ses œuvres, Youssef Abdelké s’intéresse à la politique de son pays, dans sa jeunesse avec sa famille et par la suite avec son engagement dans le Parti communiste syrien, entraînant son emprisonnement en 1979.

Réfugié à Paris à partir de 1981, il était retourné vivre dans son pays en 2005 après un long exil, ne cachant pas sa critique du régime ni ses engagements communistes, mais surtout attaché à développer son art. Dans son atelier, situé dans le vieux Damas, il accueillait ses visiteurs en toute simplicité, dans un capharnaüm où s’entassaient ses magnifiques toiles. Alain Gresh

Il vit vingt-cinq années à Paris, où il est par ailleurs représenté par la galerie Claude Lemand, et il repart à Damas en 2005 où il s’établit dans la vieille ville. Il y organise une grande exposition pour marquer son retour en décembre 2007.

Persistant dans sa critique du régime et n’ayant jamais caché son engagement communiste, il se voit retirer son passeport syrien en 2010 : il ne peut plus quitter la Syrie, même pour rejoindre sa femme, la scénariste syrienne Hala Abdallah et sa fille qui sont restées à Paris. Françoise Feugas

Youssef Abdelké est arrêté par la suite, le 18 juillet 2013, par les autorités syriennes suite à la signature d’une pétition écrite par des intellectuels syriens où l’on pouvait lire son attachement « aux principes au nom desquels la révolution a débuté en mars 2011 et à un système démocratique et pluraliste ». Son arrestation déclenche une campagne internationale, appuyée et relayée notamment par le journal Al-Akhbar. Il sera libéré un mois plus tard, le 22 août 2013, et le journal Al-Safir s’entretient par la suite avec l’artiste lors de son séjour à Beyrouth. Lors de cet entretien, l’artiste évoque le thème de la mort qui hante ses œuvres contemporaines. Cette série de fusains, principalement en noir et blanc, a été exposée à la galerie Claude Lemand en 2014 et aujourd’hui à la galerie Tanit de Munich jusqu’au 14 janvier 2017.

Une esthétique qui n’a cessé d’évoluer

Youssef Abdelké, projet d'étude, Le triplet de septembre, 1976, Syrie (1. Début, 2. Exécution, 3. Espoir, 122x540cm, crayon.

Youssef Abdelké, projet d’étude, Le triplet de septembre, 1976, Syrie (1. Début, 2. Exécution, 3. Espoir, 122x540cm, crayon.

Si son esthétique a évolué, son œuvre a toujours été soucieuse de représenter ses intérêts politiques. Depuis son projet de fin d’études, avec « Septembre noir », en 1976, emprunt d’un symbolisme percutant ; sa série de collages et de gravures intitulée « Personnages », au début des années 1990, exprime une forme d’oppression, une représentation satirique du monde politique arabe. Ces hommes sont de plus en plus masqués dans les productions qui suivent, notamment « Figures », et disparaissent progressivement. Ses fusains sur papier laissent petit à petit place à la représentation de natures mortes. C’est après les révolutions arabes que l’artiste se remet à représenter des sujets.

Saint Jean Chrysostome à Damas ..., 2013. Fusain sur papier, 150 x 200 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris

Saint Jean Chrysostome à Damas …, 2013. Fusain sur papier, 150 x 200 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris

Ses sujets reflètent la violence et l’injustice ressenties par le peuple syrien. L’expression sur leur visage est principalement la peur et le vide malgré la taille de leurs yeux. Ses derniers travaux sont principalement en noir et blanc mais parfois quelques touches de rouge viennent éclabousser le papier et se mêler au fusain qui donne à voir des natures mortes et des morts. Les écrits du poète Alain Jouffroy expriment parfaitement cet état dans les derniers travaux de Youssef Abdelké :

Et c’est dans cette lumière, c’est dans cette obscurité éternelle qu’Abdelké travaille, comme à la lueur d’une bougie, d’une simple petite bougie, vacillante dans son bougeoir. Quand il parvient à ce résultat, que j’appelle résurrection, il sourit, il est content, il s’arrête, pose son burin : pas la peine d’en rajouter. Ça vit, ou ça ne vit pas. Ça surgit, ça resurgit, ou ça ne resurgit pas. Toute la question de l’art est là.

Artiste polyvalent, il a également travaillé dans différents domaines de l’art graphique. Il est aussi connu pour ses affiches, logos et couvertures de livre en plus de ses gravures et collages. Youssef Abdelké est l’auteur de plus de trente livres pour enfants et a publié plusieurs textes sur l’histoire de la caricature en Syrie et dans le monde arabe. Ses puis­san­tes œuvres expres­sion­nis­tes ont été exposé au Maghreb, au Mashreq et en Europe. Elles enrichissent aujourd’hui les collections de nom­breux musées et ins­ti­tu­tions, notam­ment le British Museum à Londres, le MATHAF de Doha, le Kuwait Museum, le musée national de Damas, la Shoman Foundation à Amman et l’Institut du Monde Arabe à Paris. Une grande variété de son travail est consultable sur sa page Facebook.

Une série qui se démarque des travaux précédents de l’artiste

La galerie Kamel expose jusqu’au 17 janvier une série de Nus de l’artiste, exécutée au fusain et datant de 2015. Cette série tranche avec les productions antérieures de Youssef Abdelké où la nature morte, la représentation de la mort et des martyrs dominaient.

Même s’il retourne vers la représentation de sujets, ses intérêts politiques ne dominent pas comme dans ses séries des « Personnages » et des « Figures », dans les années 1980-1990. Il utilise ses fusains et les fait courir sur la papier sans recourir aux collages ou à la gravure. Le genre académique du nu succède à celui de la nature morte et nous fait voir des femmes, bien vivantes cette fois-ci et posant pour l’artiste.

Curieusement, Youssef Abdelké n’a fait que retourner vers le classicisme des beaux-arts depuis le début des années 2000, en s’éloignant progressivement de l’expressionnisme qui le caractérisait. Mais ses Nus marquent néanmoins une transition dans son travail. En effet, ses fusains se sont mis à redessiner la vie et ont mis de côté – peut-être pour un temps – les questions que l’artiste se posaient autour de la résurrection. Exposer cette série aujourd’hui dans la galerie Kamel à Damas ne peut que nous conforter dans la volonté de vouloir montrer la vie et la contempler.

Nu 2, 2015. Fusain sur papier, 50 x 70 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.jpeg

Nu 2, 2015. Fusain sur papier, 50 x 70 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Nu 1, 2015. Fusain sur papier, 50 x 70 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.jpeg

Nu 1, 2015. Fusain sur papier, 50 x 70 cm. © Youssef Abdelke. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Après la galerie Kamel de Damas, cette série de Nus sera exposée parmi d’autres travaux de Youssef Abdelké à la galerie Claude Lemand à Paris en 2017.