Les Bienheureux : Noces de porcelaine contre années de plomb

Récompensé à la Mostra de Venise, au Cinémed de Montpellier et au FIFF de Namur, Les Bienheureux est le premier long-métrage de la cinéaste algérienne Sofia Djama. Drame générationnel où chacun perçoit le traumatisme en héritage, le film dresse le portrait d’une ville béante qui se referme sur elle-même.

Au large la mer est belle !

Alger, 2008. Amel et Samir (interprétés par Nadia Kaci et Sami Bouajila) fêtent leur vingtième anniversaire de mariage. Anciens « quatre-vingts huitards », activistes profondément abîmés par la guerre civile, ils évoquent leurs désillusions le temps d’une nuit, à la recherche d’un restaurant où il est encore permis de servir de l’alcool. Les Bienheureux sont bien malheureux. Petits bourgeois, démocrates, laïques, ils toisent la ville du haut de leur balcon cossu, pestant contre un pouvoir qui les a eus à l’usure. La société adore les détester. Ils le lui rendent bien.

Lui, gynécologue, pratique des avortements clandestins sous couvert de militantisme, espère même ouvrir une clinique privée. Elle, professeure d’université, est rongée par les regrets. L’espoir est ailleurs pour Amel. Face à l’horizon bleu, elle sourit. Ecartelé entre l’envie de quitter le pays et rester, le couple est au bord de l’implosion.

Fahim, leur fils, se sent pourtant bien à Alger. Les codes traditionnels sont inversés. Dans cette famille à l’athéisme revendiqué, la transgression passe par un retour au religieux, histoire de « faire chier les parents ». La désinvolture de l’adolescent vient sucrer l’amertume des quinquagénaires qui craignent encore d’être égorgés dans leur appartement.

Les paradis artificiels

Entouré de ses amis Feriel et Reda, Fahim compose avec une ville où il n’est pas rare de mourir d’ennui. Dans une cave ou sur la route, leurs errements sont émancipateurs. Sous les volutes de fumée, ils ne demandent qu’à respirer.

Faute d’un véritable projet social, l’apaisement n’est que de façade. Que ce soit avec la police, les islamistes, les immigrés ou les journalistes, toutes les conversations tournent aux règlements de comptes. Alors que les adultes sont en permanence capturés dans des intérieurs clos et en plans serrés, les jeunes ratissent de grands espaces. C’est aussi ce qui fait l’originalité du scénario. La jeunesse entre en résistance sans posture idéologique, chacun à sa manière.

Reda, en musulman-philosophe s’initie à la calligraphie coranique et au Taqwacore, punk halal mondialisé. En quête d’un tatoueur qui accepterait de lui inscrire des versets sur le dos, il essuie les refus. Dans une scène d’un réalisme déconcertant, l’un d’entre eux, joint au bec et verre à la main qualifiera l’acte de blasphémateur. Un autre s’y opposera et ira jusqu’à provoquer une altercation. La violence physique et verbale que subit Reda témoigne de l’inquisition sociale qui pèse (aussi) sur les corps masculins.

Si Reda demande à s’écorcher la peau, Feriel ne veut plus qu’on la touche. Rescapée d’un massacre de civils qui n’a pas épargné sa mère, un foulard cache la cicatrice autour de son cou. Son mal-être est pudique, digne.

La jeune fille issue d’un quartier populaire est déterminée à lutter sur place pour être libre. La bouleversante prestation de Lyna Khoudri lui vaut le Prix Orizzonti de la meilleure actrice à Venise, et une présélection aux Césars.

Requiem pour une immortelle

Paradoxes ambulants, les personnages de Sofia Djama sont à l’image de leur ville. Ils se déchirent, s’accusent, se jugent et se détendent. Le regard posé sur eux est lucide, mais toujours bienveillant.

En perpétuel mouvement, le film se veut résolument urbain, bavard, nerveux. Il nous invite à gratter le vernis de l’Algérie contemporaine, à sonder ses crises et à comprendre ses fêlures.

Dans un cimetière en bord de mer où des proches se recueillent auprès de victimes du terrorisme, la caméra s’arrête furtivement sur une photo de Amel Zenoun Zouani, étudiante en droit assassinée le 26 janvier 1997.

La réalité rattrape la fiction. Le cinéma algérien n’est pas un taiseux. Bien heureusement.